« Les pires patrons, c’est les patrons de gauche », disait le père d’Arthur Brault-Moreau. Après une expérience très difficile comme assistant parlementaire, il a mené une enquête détaillée sur ce qu’il appelle le management « de gauche ». Son livre « Le syndrome du patron de gauche, manuel d’anti-management », cherche à comprendre comment des patrons en apparence engagés peuvent pratiquer un management toxique pour leurs subordonnés. Cette enquête documentée et très pertinente décrypte l’aspect systémique de la maltraitance dans certaines organisations et étudie les moyens d’y remédier.

Etant à la fois sensible à la souffrance au travail et passionné par les nouveaux modes de management, le livre m’a impressionné par la justesse et la puissance de son analyse. Il fait écho à plusieurs expériences vécues et entendues dans des organisations portées par le sens, et plus généralement à l’attitude répandue de fuite de la responsabilité managériale. Cet article propose à la fois une synthèse des principaux constats et idées qui m’ont marqué et quelques réflexions que la lecture du livre m’a évoquées.

Le management de gauche comme négation de la relation hiérarchique

« Le management de gauche agit comme un nuage de fumée, un gaslight qui complique le fait de saisir les enjeux, de comprendre les dangers et de prendre des mesure pour se défendre ». Cette attitude consiste à s’abriter – consciemment ou non – derrière une cause supérieure pour nier la relation hiérarchique et les conflits qui en découlent. Un déni qui génère de la souffrance.

Dans les organisations « de gauche » étudiées, la relation de travail n’est pas placée sous le signe du lien de subordination prévu dans le code du travail. Ces structures se placent au-dessus du droit du travail qui a pourtant pour but de protéger les salariés fragilisés par une relation déséquilibrée avec leur employeur. Ne pouvant être exercée dans le cadre habituel, la relation de travail se retrouve placée dans un autre registre d’ordre souvent affectif avec des conséquences parfois lourdes. Ce management « caché » consiste à tirer profit du salarié pour servir une cause tout en n’assumant pas ses responsabilités d’employeur. Refuser le statut de patron pour garder le beau rôle conduit à un habillage de la relation de travail. « Amitié », « camaraderie », « association », autant de qualificatifs d’une fausse relation d’égalité qui masquent un réel déséquilibre.

Cette attitude de déni du management et de la hiérarchie peut s’observer dans de nombreuses structures, largement au-delà des associations militantes et partis politiques évoquées dans le livre. ONGs, entreprises du secteur culturel, startups, sociétés à impact, organisations ou départements « libérés » sont autant de lieux où la souffrance est régulièrement présente derrière une façade souriante. Dans ces organisations il n’y souvent a pas de salarié. Plutôt des « militants », des « camarades », des « amis », des « associés », des « entrepreneurs » voire des « membres de la famille ». On y entend souvent : « ici on n’est pas dans une relation salariale classique ». Dans des structures classiques, cette réalité peut provenir d’une ignorance ou d’un manque d’intérêt pour le sujets managériaux. Mais les organisations du « sens » ont un objectif supérieur : un projet politique, une cause à servir, une passion ou une vision spécifique de l’entreprise.

Ce jeu de dupe ne modifie pas fondamentalement la réalité du salariat. Le rapport de pouvoir existe car la sanction et le pouvoir de décision persistent. Cette fuite de responsabilité créé des angles morts qui se transforment en effets pervers. Comme le dit Otto Sharmer dans « Théorie U » « Les crises proviennent toujours du déni ».

Les mécanismes de génération de la souffrance

Quand les relations de travail ne sont pas nommées, elles donnent lieu à d’autres formes de pouvoir qui ne laissent pas de place à la contestation ou même à la discussion : chantage affectif, culpabilisation, phénomène de bouc émissaire. Comment dire non à un patron qui propose un verre « entre amis » après le travail alors qu’on en peut plus ? s’interroge un des témoins du livre. En personnalisant les rapports de travail, « le patron de gauche utilise des éléments extérieurs à la relation salariale ou pas directement liés au contrat de travail pour assurer sa subordination ».

Au-delà du registre affectif, l’absence de clarification des rapports de pouvoir peut céder la place à d’autres formes de domination qui structurent la société. Racisme, sexisme, homophobie… les personnes interrogées rapportent de nombreux abus dans des organisations militantes en totale contradiction avec le discours porté. En somme, quand il n’y a ni règles ni sanction, un pouvoir discrétionnaire s’installe.

Cet écart entre le discours et la réalité créé une dissonance cognitive, source de souffrance mentale et physique. Des injonctions paradoxales telles que « chez nous il n’y a pas de problèmes » ou « tu es mon ami, pas mon subordonné » sont paralysantes. Des conflits éthiques se produisent quand certaines pratiques vont à l’encontre du discours officiel. Des comportements racistes dans une association de lutte contre les discriminations par exemple. L’auteur rappelle que les conflits de valeurs sont répertoriés comme risques psycho-sociaux au même titre que le burnout, par ailleurs fréquent dans ce type d’univers. Ces situations de souffrance individuelle sont d’autant plus difficiles à aborder ou arrêter que l’employeur s’exonère de ses responsabilités qui comprennent notamment le fait de s’assurer de la bonne santé physique et psychologique de ses salariés.

Au-delà d’une attitude de fuite, on assiste parfois à un refus pur et simple de la contestation et des contrepouvoirs. Le patron peut alors se retourner contre le salarié récalcitrant comme l’a vécu Arthur Brault-Moreau ainsi que plusieurs personnes qu’il a interrogées. La contestation du patron déclenche alors un déferlement de violence de sa part – ou parfois du reste de l’organisation – dans un phénomène de bouc émissaire. Les salariés ne peuvent pas réagir, ne disposant pas des outils liés au salariat pour contester le pouvoir et sa violence : grève, droit d’alerte, prévention des risques psychosociaux, CSE (Conseil Social et Economique) … Les conflits du travail ne sont pas nommés donc pas abordés comme tels et c’est généralement le subordonné qui en paie le prix.

En résumé plus l’écart est grand entre discours et pratique de management, plus le risque de souffrance au travail est élevé.

Sortir du déni

Le principal moyen pour lutter contre ces phénomènes pervers est de sortir du déni, de mettre en conformité le discours et les pratiques. De situer la relation dans le cadre de la subordination pour pouvoir la contester, la discuter, la faire évoluer. Sans ce cadre, les relations de travail mettent en jeu de nombreux paradoxes qui les rendent difficilement discutables. Faire appel à une réalité objective et supérieure comme le droit du travail permet d’aborder clairement les conflits et de quitter le registre affectif de l’amitié de la famille ou de la passion.

  1. S’appuyer sur des contrepouvoirs pour acter les conflits

Les salariés peuvent pousser leur employeur à assumer ses responsabilités de patron en utilisant les outils de l’action syndicale et plus généralement salariale comme l’ont fait certains témoins du livre. Droit de grève, droit d’alerte, représentants des salariés, engagement syndical, recours à l’inspection du travail… autant de ressources qui sont souvent peu utilisées dans les petites structures par peur ou par méconnaissance du droit du travail. En se les appropriant, les salariés peuvent formuler des revendications auprès de leur employeur ou simplement l’obliger à respecter la loi.

Du côté de l’employeur aussi, appliquer et utiliser le droit du travail permet de clarifier les relations et d’aborder clairement les conflits. Le CSE, la prévention des risques psycho-sociaux, les entretiens professionnels ou la médecine du travail sont autant d’outils pour aborder clairement les conflits lié au travail.

Les employeurs engagés peuvent aussi aller plus loin en mettant en œuvre des dispositions qui ne s’appliquent pas obligatoirement à leur structure : représentants du personnel pour des sociétés de moins de 11 personnes, entretiens annuels, intervention de la médecine du travail sur les risques psycho-sociaux comme j’ai pu l’observer dans plusieurs structures.

  1. Communiquer et clarifier le fonctionnement

Le flou sur les responsabilités et les obligations est propice à l’incompréhension, au surmenage et à la souffrance. D’expérience, clarifier les rôles grâce à des fiches de postes ou à un organigramme, préciser les modalités des décisions contribuent à faciliter le travail en commun. Cette clarification permet d’échanger sur l’organisation du travail et de mettre chacun face à ses responsabilités et ses obligations. Ainsi, les comportements inappropriés ou les manquements répétés pourront être abordés et éventuellement être sanctionnés et éviter à des situations de mal-être de persister.

Arthur Brault-Moreau suggère aussi d’établir une charte de fonctionnement afin de fixer les règles de l’organisation et de pouvoir en discuter. Cette pratique que j’ai expérimentée est particulièrement bénéfique pour les organisations horizontales ou libérées où les relations sortent de la conception hiérarchique des rapports de travail. Elle rendra aussi plus difficile un retour en arrière en cas de changement de manager en rendant les règles moins discrétionnaires.

  1. Réflexivité et exemplarité : penser l’organisation du travail pour la mettre en conformité avec ses principes

Pour Arthur Brault Moreau, constater ces dérives managériales ne doit pas conduire à renoncer à questionner le rapport salarial. Au contraire, cette réflexion doit passer par ce qu’il appelle l’« utopie concrète ». Dans une attitude réflexive, les organisations doivent être capables de penser leur propre fonctionnement à l’aune de leurs objectifs. Et de s’assurer ensuite régulièrement que le vécu des salariés est conforme aux valeurs qu’elles défendent. En vérifiant par exemple que les moyens humains et financiers sont disponibles pour le lancement d’un projet. Dans le cas contraire, une association pourra renoncer à un événement pour lequel les effectifs et le budget sont insuffisants, évitant ainsi de mettre des employés dans une situation intenable.

Cette réflexion passe par une clarification des objectifs des organisations qui serviront alors de filtre aux décisions importantes, permettront de garder un équilibre et d’éviter la surcharge de travail. Dans une association, ces objectifs se retrouvent dans les statuts ou le projet associatif. Pour une entreprise, ils peuvent figurer dans une charte voire dans les statuts pour les sociétés ayant choisi la qualité d’entreprise à mission. Dans une logique « charité bien ordonnée commence par soi-même », mettre le bien-être des salariés au cœur des principes des organisations constitue un moyen sûr de l’évaluer régulièrement. Chez Kaplan, le bien-être des salariés est un des trois objectifs de mission que s’est donné la société. L’atteinte de cet objectif est évaluée chaque année par notre Comité de Mission.

La notion d’« utopie concrète » m’évoque la notion de maintenance, concept issu de la permaculture qui consiste à évaluer régulièrement le fonctionnement de l’écosystème à travers son équilibre. L’observation des ressources et de l’évolution du système permettent de procéder à des ajustements afin d’assurer qu’il reste conforme au projet initial. La maintenance d’une organisation peut s’appuyer sur les mécanismes de contrôle (ou contre-pouvoirs) mis en place pour évaluer l’équilibre entre (1) la réalité (le vécu des salariés, les chiffres), (2) les objectifs et (3) les règles de fonctionnement.

En conclusion, Arthur Brault-Moreau estime qu’il est essentiel d’interroger « la place centrale du travail dans nos vies » pour lutter contre l’emprise du travail. Sortir le nez du guidon aide à prendre du recul par rapport à son propre fonctionnement. Cette idée fait écho aux démarches de réduction du temps de travail dans de nombreuses organisations, dont l’objectif premier est d’améliorer le bien-être des salariés. En s’interrogeant sur le temps passé au travail, ces structures sont généralement amenées à poser la question de leur leurs objectifs premiers ou de leur mission.