« Le syndrome du patron de gauche » ou le déni du management
« Les pires patrons, c’est les patrons de gauche », disait le père d’Arthur Brault-Moreau. Après une expérience très difficile comme assistant parlementaire, il a mené une enquête détaillée sur ce qu’il appelle le management « de gauche ». Son livre « Le syndrome du patron de gauche, manuel d’anti-management », cherche à comprendre comment des patrons en apparence engagés peuvent pratiquer un management toxique pour leurs subordonnés. Cette enquête documentée et très pertinente décrypte l’aspect systémique de la maltraitance dans certaines organisations et étudie les moyens d’y remédier.
Etant à la fois sensible à la souffrance au travail et passionné par les nouveaux modes de management, le livre m’a impressionné par la justesse et la puissance de son analyse. Il fait écho à plusieurs expériences vécues et entendues dans des organisations portées par le sens, et plus généralement à l’attitude répandue de fuite de la responsabilité managériale. Cet article propose à la fois une synthèse des principaux constats et idées qui m’ont marqué et quelques réflexions que la lecture du livre m’a évoquées.
Le management de gauche comme négation de la relation hiérarchique
« Le management de gauche agit comme un nuage de fumée, un gaslight qui complique le fait de saisir les enjeux, de comprendre les dangers et de prendre des mesure pour se défendre ». Cette attitude consiste à s’abriter - consciemment ou non - derrière une cause supérieure pour nier la relation hiérarchique et les conflits qui en découlent. Un déni qui génère de la souffrance.
Dans les organisations « de gauche » étudiées, la relation de travail n’est pas placée sous le signe du lien de subordination prévu dans le code du travail. Ces structures se placent au-dessus du droit du travail qui a pourtant pour but de protéger les salariés fragilisés par une relation déséquilibrée avec leur employeur. Ne pouvant être exercée dans le cadre habituel, la relation de travail se retrouve placée dans un autre registre d’ordre souvent affectif avec des conséquences parfois lourdes. Ce management « caché » consiste à tirer profit du salarié pour servir une cause tout en n’assumant pas ses responsabilités d’employeur. Refuser le statut de patron pour garder le beau rôle conduit à un habillage de la relation de travail. « Amitié », « camaraderie », « association », autant de qualificatifs d’une fausse relation d’égalité qui masquent un réel déséquilibre.
Cette attitude de déni du management et de la hiérarchie peut s’observer dans de nombreuses structures, largement au-delà des associations militantes et partis politiques évoquées dans le livre. ONGs, entreprises du secteur culturel, startups, sociétés à impact, organisations ou départements « libérés » sont autant de lieux où la souffrance est régulièrement présente derrière une façade souriante. Dans ces organisations il n’y souvent a pas de salarié. Plutôt des « militants », des « camarades », des « amis », des « associés », des « entrepreneurs » voire des « membres de la famille ». On y entend souvent : « ici on n’est pas dans une relation salariale classique ». Dans des structures classiques, cette réalité peut provenir d’une ignorance ou d’un manque d’intérêt pour le sujets managériaux. Mais les organisations du « sens » ont un objectif supérieur : un projet politique, une cause à servir, une passion ou une vision spécifique de l’entreprise.
Ce jeu de dupe ne modifie pas fondamentalement la réalité du salariat. Le rapport de pouvoir existe car la sanction et le pouvoir de décision persistent. Cette fuite de responsabilité créé des angles morts qui se transforment en effets pervers. Comme le dit Otto Sharmer dans « Théorie U » « Les crises proviennent toujours du déni ».
Les mécanismes de génération de la souffrance
Quand les relations de travail ne sont pas nommées, elles donnent lieu à d’autres formes de pouvoir qui ne laissent pas de place à la contestation ou même à la discussion : chantage affectif, culpabilisation, phénomène de bouc émissaire. Comment dire non à un patron qui propose un verre « entre amis » après le travail alors qu’on en peut plus ? s’interroge un des témoins du livre. En personnalisant les rapports de travail, « le patron de gauche utilise des éléments extérieurs à la relation salariale ou pas directement liés au contrat de travail pour assurer sa subordination ».
Au-delà du registre affectif, l’absence de clarification des rapports de pouvoir peut céder la place à d’autres formes de domination qui structurent la société. Racisme, sexisme, homophobie… les personnes interrogées rapportent de nombreux abus dans des organisations militantes en totale contradiction avec le discours porté. En somme, quand il n’y a ni règles ni sanction, un pouvoir discrétionnaire s’installe.
Cet écart entre le discours et la réalité créé une dissonance cognitive, source de souffrance mentale et physique. Des injonctions paradoxales telles que « chez nous il n’y a pas de problèmes » ou « tu es mon ami, pas mon subordonné » sont paralysantes. Des conflits éthiques se produisent quand certaines pratiques vont à l’encontre du discours officiel. Des comportements racistes dans une association de lutte contre les discriminations par exemple. L’auteur rappelle que les conflits de valeurs sont répertoriés comme risques psycho-sociaux au même titre que le burnout, par ailleurs fréquent dans ce type d’univers. Ces situations de souffrance individuelle sont d’autant plus difficiles à aborder ou arrêter que l’employeur s’exonère de ses responsabilités qui comprennent notamment le fait de s’assurer de la bonne santé physique et psychologique de ses salariés.
Au-delà d’une attitude de fuite, on assiste parfois à un refus pur et simple de la contestation et des contrepouvoirs. Le patron peut alors se retourner contre le salarié récalcitrant comme l’a vécu Arthur Brault-Moreau ainsi que plusieurs personnes qu’il a interrogées. La contestation du patron déclenche alors un déferlement de violence de sa part - ou parfois du reste de l’organisation - dans un phénomène de bouc émissaire. Les salariés ne peuvent pas réagir, ne disposant pas des outils liés au salariat pour contester le pouvoir et sa violence : grève, droit d’alerte, prévention des risques psychosociaux, CSE (Conseil Social et Economique) ... Les conflits du travail ne sont pas nommés donc pas abordés comme tels et c’est généralement le subordonné qui en paie le prix.
En résumé plus l’écart est grand entre discours et pratique de management, plus le risque de souffrance au travail est élevé.
Sortir du déni
Le principal moyen pour lutter contre ces phénomènes pervers est de sortir du déni, de mettre en conformité le discours et les pratiques. De situer la relation dans le cadre de la subordination pour pouvoir la contester, la discuter, la faire évoluer. Sans ce cadre, les relations de travail mettent en jeu de nombreux paradoxes qui les rendent difficilement discutables. Faire appel à une réalité objective et supérieure comme le droit du travail permet d’aborder clairement les conflits et de quitter le registre affectif de l’amitié de la famille ou de la passion.
- S’appuyer sur des contrepouvoirs pour acter les conflits
Les salariés peuvent pousser leur employeur à assumer ses responsabilités de patron en utilisant les outils de l’action syndicale et plus généralement salariale comme l’ont fait certains témoins du livre. Droit de grève, droit d’alerte, représentants des salariés, engagement syndical, recours à l’inspection du travail… autant de ressources qui sont souvent peu utilisées dans les petites structures par peur ou par méconnaissance du droit du travail. En se les appropriant, les salariés peuvent formuler des revendications auprès de leur employeur ou simplement l’obliger à respecter la loi.
Du côté de l’employeur aussi, appliquer et utiliser le droit du travail permet de clarifier les relations et d’aborder clairement les conflits. Le CSE, la prévention des risques psycho-sociaux, les entretiens professionnels ou la médecine du travail sont autant d’outils pour aborder clairement les conflits lié au travail.
Les employeurs engagés peuvent aussi aller plus loin en mettant en œuvre des dispositions qui ne s’appliquent pas obligatoirement à leur structure : représentants du personnel pour des sociétés de moins de 11 personnes, entretiens annuels, intervention de la médecine du travail sur les risques psycho-sociaux comme j’ai pu l’observer dans plusieurs structures.
- Communiquer et clarifier le fonctionnement
Le flou sur les responsabilités et les obligations est propice à l’incompréhension, au surmenage et à la souffrance. D’expérience, clarifier les rôles grâce à des fiches de postes ou à un organigramme, préciser les modalités des décisions contribuent à faciliter le travail en commun. Cette clarification permet d’échanger sur l’organisation du travail et de mettre chacun face à ses responsabilités et ses obligations. Ainsi, les comportements inappropriés ou les manquements répétés pourront être abordés et éventuellement être sanctionnés et éviter à des situations de mal-être de persister.
Arthur Brault-Moreau suggère aussi d’établir une charte de fonctionnement afin de fixer les règles de l’organisation et de pouvoir en discuter. Cette pratique que j’ai expérimentée est particulièrement bénéfique pour les organisations horizontales ou libérées où les relations sortent de la conception hiérarchique des rapports de travail. Elle rendra aussi plus difficile un retour en arrière en cas de changement de manager en rendant les règles moins discrétionnaires.
- Réflexivité et exemplarité : penser l’organisation du travail pour la mettre en conformité avec ses principes
Pour Arthur Brault Moreau, constater ces dérives managériales ne doit pas conduire à renoncer à questionner le rapport salarial. Au contraire, cette réflexion doit passer par ce qu’il appelle l’« utopie concrète ». Dans une attitude réflexive, les organisations doivent être capables de penser leur propre fonctionnement à l’aune de leurs objectifs. Et de s’assurer ensuite régulièrement que le vécu des salariés est conforme aux valeurs qu’elles défendent. En vérifiant par exemple que les moyens humains et financiers sont disponibles pour le lancement d’un projet. Dans le cas contraire, une association pourra renoncer à un événement pour lequel les effectifs et le budget sont insuffisants, évitant ainsi de mettre des employés dans une situation intenable.
Cette réflexion passe par une clarification des objectifs des organisations qui serviront alors de filtre aux décisions importantes, permettront de garder un équilibre et d’éviter la surcharge de travail. Dans une association, ces objectifs se retrouvent dans les statuts ou le projet associatif. Pour une entreprise, ils peuvent figurer dans une charte voire dans les statuts pour les sociétés ayant choisi la qualité d’entreprise à mission. Dans une logique « charité bien ordonnée commence par soi-même », mettre le bien-être des salariés au cœur des principes des organisations constitue un moyen sûr de l’évaluer régulièrement. Chez Kaplan, le bien-être des salariés est un des trois objectifs de mission que s’est donné la société. L’atteinte de cet objectif est évaluée chaque année par notre Comité de Mission.
La notion d’« utopie concrète » m’évoque la notion de maintenance, concept issu de la permaculture qui consiste à évaluer régulièrement le fonctionnement de l’écosystème à travers son équilibre. L’observation des ressources et de l’évolution du système permettent de procéder à des ajustements afin d’assurer qu’il reste conforme au projet initial. La maintenance d’une organisation peut s’appuyer sur les mécanismes de contrôle (ou contre-pouvoirs) mis en place pour évaluer l’équilibre entre (1) la réalité (le vécu des salariés, les chiffres), (2) les objectifs et (3) les règles de fonctionnement.
En conclusion, Arthur Brault-Moreau estime qu’il est essentiel d’interroger « la place centrale du travail dans nos vies » pour lutter contre l’emprise du travail. Sortir le nez du guidon aide à prendre du recul par rapport à son propre fonctionnement. Cette idée fait écho aux démarches de réduction du temps de travail dans de nombreuses organisations, dont l’objectif premier est d’améliorer le bien-être des salariés. En s’interrogeant sur le temps passé au travail, ces structures sont généralement amenées à poser la question de leur leurs objectifs premiers ou de leur mission.
Le processus U en accéléré
Le processus U d'Otto Scharmer fêtera bientôt son 20ème anniversaire, et il va sans dire qu'il a eu un impact incroyable et transformateur sur tant de personnes et d'organisations.
Ici, chez Nexus, nous l'utilisons comme toile de fond de notre travail depuis 15 ans ; souvent pour concevoir des ateliers d'un jour ou de trois jours, mais aussi une intervention complète avec un client, s'étendant sur plusieurs mois, où nous pouvons positionner le moment le plus pertinent pour la phase de Presencing, et, sur cette base, construire la phase de Sensing comme un processus pour y parvenir.
Ce qui est, je crois, moins connu, c'est que le processus U est un outil "fractal", que vous pouvez appliquer à n'importe quel événement ou intervention : d'une mission de 18 mois à une réunion d'une heure, ou même un appel téléphonique de 5 minutes. Le processus est toujours le même, et suit la même séquence :
- Sensing
- Laisser partir
- Presencing
- Laisser venir
- Réalising
Ainsi, la prochaine fois que quelqu'un vous appelle, tout paniqué, pour vous dire qu'une pièce clé de votre système de livraison est en panne, plutôt que d'insister pour que votre plan initial soit maintenu (" Je m'en fiche, c'est ce que nous avions convenu, réglez ça ! "), commencez par ajuster votre évaluation de la réalité pour y inclure la situation actuelle (Sensing), laissez partir votre plan précédent, mais aussi votre fantasme ou votre souhait que tout soit sous contrôle, écoutez ce que la situation met en avant comme étant la manière la plus évidente de continuer à réaliser votre raison d'être (Presencing), laissez venir des solutions pratiques pour commencer à avancer, et commencez à les mettre en œuvre dans une approche test-apprentissage-ajustement (Realising).
L'une de mes histoires préférées sur la façon dont le Processus U peut être appliqué pour résoudre des situations complexes en peu de temps, s'est déroulée sous le soleil du sud de la France, où je dirigeais une équipe de 10 consultants pour animer un événement de team-building d'une journée avec une centaine de cadres supérieurs d'une société d'investissement européenne.
Notre client nous avait confié la mission habituelle de veiller à ce que ces cadres supérieurs "produisent" des résultats tangibles et utiles ("c'est très bien de jouer, mais nous sommes là pour travailler aussi !") ET en même temps s'amusent ("c'est censé être un team-building, les gens sont là pour se détendre et s'amuser !"). Pas de contradiction particulière que nous n'avions pas expérimentée auparavant...
Nous avons donc entrepris de concevoir un processus amusant, mais avec des objectifs et des résultats clairs. A l'heure du déjeuner, alors que le World Café du matin s'était très bien déroulé et que l'énergie dans la salle était aussi optimiste qu'on pouvait l'espérer, il était devenu évident que le programme que nous avions conçu pour l'après-midi devait être retravaillé, car le groupe se trouvait dans un espace différent et aurait refusé de s'y conformer. Nous avions une heure pour déjeuner ET réinventer le programme de l'après-midi.
Dans un grand esprit d'inclusion de l'opinion de mon équipe, j'ai suggéré que nous avions 3 options et leur ai demandé laquelle ils préféraient :
- Travailler pendant le déjeuner sur la nouvelle conception
- Travailler sur la refonte, puis déjeuner
- Déjeuner d'abord, puis refaire le design
Surprise, surprise, il y a eu un vote unanime pour la troisième option... ainsi, à la fin du déjeuner, notre temps de travail s'était réduit à ½ heure !
Conscient du défi auquel nous étions confrontés (faire en sorte que 10 facilitateurs très compétents mais différents se mettent d'accord sur la manière de redéfinir un programme en 30 minutes afin de pouvoir retourner affronter une centaine de cadres supérieurs en pleine fatigue d'après déjeuner), j'ai néanmoins décidé de suivre le "U" à la lettre, et j'ai invité mon équipe à faire un tour de parole pour dire comment ils pensaient que la matinée s'était déroulée et quel était, selon eux, l'état du groupe (sentiments, dynamique, attentes, etc.) - en d'autres termes, je les ai invités à commencer par une phase de Sensing. Après tout, notre équipe était très expérimentée dans le processus U, et j'ai supposé qu'elle trouverait, tout comme moi, que c'était la meilleure façon de procéder.
Eh bien, c'était compter sans leur haut niveau d'anxiété... en quelques minutes, 2 ou 3 d'entre eux avaient commencé à partager leurs idées brillantes sur ce que nous devrions faire - brillantes, certes, mais très différentes les unes des autres, et pas toujours compatibles.
Je suis intervenu pour rappeler à tous que nous étions censés nous engager dans une phase de Sensing - et non pas "sauter le U". J'ai donc réitéré ma demande de peindre le tableau du groupe tel que nous l'avions laissé en fin de matinée.
Cela n'a fait qu'augmenter l'anxiété de chacun : "Matthieu, ne sois pas bête, on n'a pas le temps, il faut trouver une solution !".
"Bien sûr, ai-je répondu, et c'est pourquoi je vous demande de rester disciplinés, et de suivre le processus qui, nous le savons tous, peut aider. Maintenant, nous avons perdu 10 de nos précieuses 30 minutes, alors je veux que vous arrêtiez de "sauter le U" et que vous vous mettiez à faire ce "Sensing" ! S'il vous plaît !".
Le silence qui a suivi était probablement un mélange d'anxiété, de colère, d'incrédulité - mais aussi de reconnaissance que nous avions un processus qui pouvait aider et un leader qui ne se laissait pas submerger par l'anxiété du groupe. Les consultants se sont finalement engagés à partager leur point de vue sur la situation du groupe, et 10 minutes après le Sensing, une image claire, partagée et collective de la réalité avait émergé.
Ce que nous devions laisser partir, laisser mourir est devenu évident, et le sentiment de ce que la situation exigeait était palpable dans la pièce, même s'il n'avait pas encore été verbalisé. C'est le territoire typique dans lequel le Presencing se déploie, je devais juste trouver comment aider ce déploiement.
Comme si le temps s'était arrêté sur ce territoire, nous avons passé une demi-minute en silence profond, réfléchi, sans anxiété, où chacun était conscient que nous étions sur une piste, mais qu'essayer de l'attraper trop rapidement risquait de l'effrayer.
La percée est venue de la personne peut-être la plus inattendue de l'équipe : une jeune femme scandinave, qui n'avait rejoint l'équipe que récemment et était plutôt introvertie. Dans ce silence épais, elle a dit : "Et si nous les invitions à créer des solutions aux problèmes qu'ils ont identifiés ce matin en petits groupes thématiques, et que nous leur demandions de les présenter sous forme de recettes de cuisine, de poèmes, de chansons ou de pièces de théâtre ?".
Nous l'avons tous regardée, puis nous nous sommes regardés les uns les autres, et avons souri : "oui, c'est génial, faisons ça !". Il restait 8 minutes avant de reprendre l'atelier.
"Ok, de quoi avons-nous besoin pour que cela se fasse, et qui fait quoi ? Moi, je vais écrire les instructions sur le paperboard ! Et moi, je vais préparer le matériel pour les groupes ! Ok, et nous 3, on va aller réarranger les chaises !".
De retour dans la salle, tout était prêt, réarrangé, et il nous restait même 1 minute et demie. Thank U !
On n’évite pas les conflits – on évite de les travailler !
Que c’est tentant de ne désirer que le printemps, ou l’été : les jours qui rallongent, les plantes qui poussent, la Nature qui s’épanouit. Si tentant que nous oublions souvent qu’il n’y a de vie, dans les écosystèmes, que parce qu’il y a la mort aussi.
De même, dans les organisations où nous travaillons, il est tentant de privilégier les bonnes relations ; de préserver une certaine harmonie dans le groupe ; d’éviter les conflits. A nouveau, c’est oublier que les relations humaines, surtout au travail, ne peuvent pas être seulement harmonieuses ; que les conflits font partie de la relation. Et j’irai même plus loin : que les conflits peuvent avoir une fonction positive, nécessaire, et porteuse de vie dans les relations – qu’il n’est pas juste de leur assigner seulement une dimension négative.
Petite explication…
Dans une entreprise que j’accompagne, Thierry, cadre supérieur rattaché à la direction commerciale, a commencé sa carrière dans « la boite » il y a 25 ans. C’est de loin le plus ancien, même s’il n’a jamais vraiment percé dans sa carrière. Mais, petit à petit, il s’est construit un univers agréable – pour lui : longues pauses déjeuner, notes de frais extensives, fixation à posteriori de ses objectifs annuels, blagues sexistes, etc. Au fil des années, aucun de ses managers ne l’a vraiment interpelé, et ce pour plusieurs raisons :
- Thierry est un « beau-parleur », il sait bien plaider sa cause et a toujours une bonne excuse
- Ses écarts sont, certes, reprochables, et pourraient – devraient, de fait – donner lieu à une réprimande, un avertissement, voire un blâme de sa ligne managériale ; mais aucun, en soi, n’est à ce point grave. C’est plutôt leur effet cumulé qui devient problématique
- Thierry est un proche ami du représentant syndical au sein du département, qui n’hésiterait pas à monter sur ses grands chevaux s’il sentait que Thierry était victimisé
Donc personne n’a jusqu’ici interpelé Thierry. La peur du conflit, entre autre chose, a jusqu’ici paralysé ses managers, qui ont préféré garder l’harmonie dans le groupe. Sauf que …
Sauf que l’harmonie n’est que de façade ; car nombre de salariés, qui travaillent avec lui, ne sont pas dupes, et voient bien que Thierry ne respecte pas les règles qu’eux, par ailleurs, sont sommés de respecter – et auxquelles ils adhèrent pour le bon fonctionnement du collectif. Et sous le vernis de l’harmonie, il y a pas mal de ressentiment.
Pourtant, le conflit avec Thierry, dans cette situation, serait au contraire porteur de vie, et non destructeur. Ou plus précisément : l’explicitation du conflit – et le travail à sa résolution – serait porteur de vie, car pour l’instant le conflit existe, mais de manière implicite, non admise, et non travaillée. Il est créé par une personne qui enfreint les règles, challenge les frontières collectives ; ne pas le challenger en retour n’est pas un évitement du conflit, c’est éviter de travailler le conflit. Travailler le conflit – œuvrer à une transformation qui ramène les acteurs organisationnels à l’intérieur des frontières du collectif – c’est faire revenir la vie dans le système, car c’est faire revenir la confiance dans le collectif, dans les règles qu’on se donne et les valeurs qui les sous-tendent ; c’est montrer que le système est capable de se réguler, de retrouver son équilibre.
D’un point de vue des théories organisationnelles, travailler le conflit en interpelant Thierry, c’est ce qu’Agyris et Schon appelleraient réduire l’écart entre les valeurs déclarées et les valeurs agies. Cet écart est mortifère dans les organisations, alors que leur alignement est source de sens, de confiance et donc de motivation.
D’un point de vue psychodynamique, on pourrait dire que le surinvestissement des managers de Thierry à rester le « bon objet », c’est-à-dire le manager apprécié, aimé – parce qu’il ne fait pas de vagues et ne m’empêche pas de faire ce qui bon me semble ! – a permis à ce dysfonctionnement de s’installer. Dit autrement, leur refus d’endosser le rôle du « mauvais objet » - de celui qui contrarie la poursuite égocentrée de mon propre bonheur – est coresponsable, avec Thierry, de l’enlisement de cette situation dysfonctionnelle.
D’un point de vue écosystémique, et plus particulièrement, en référence à notre modèle des 6 principes de la Régénération, c’est le cycle de la mort qui, ici, n’a pas été bien géré. A la fois en continuant à laisser de l’énergie nourrir un comportement qui devait mourir (Principe #1 du modèle) ; mais aussi parce que ce comportement était une attaque à la vie (Principe #3), qu’il fallait tenter de réduire pour préserver les dynamiques régénératives de l’organisation.
Il y a un an, Marc, le nouveau DG du département, a décidé de recadrer Thierry. Il lui a donné 3 mois pour remettre de l’ordre dans son comportement. Le reste des salariés ont dit : enfin ! Thierry s’est alors mis en arrêt maladie, trop choqué apparemment par le comportement de son patron.
Marc est-il un expert des théories organisationnelles ? Des psychodynamiques de groupe ? Du fonctionnement des écosystèmes naturels et du souffle régénérateur qui les traverse ?
Pas qu’il le sache ; pour lui, c’est une question de bon sens : quand un collectif se donne des règles, et qu’une personne les enfreint régulièrement au fil des ans, c’est à celle ou celui dont le rôle est investi de cette autorité de le sanctionner.
Et c’est peut-être cela, la morale de cette histoire : en voulant éviter de « blesser », de créer des tensions, tous les managers précédents de Thierry n’ont fait que construire les fondations d’une situation beaucoup plus traumatique pour tout le monde maintenant. L’autorité, et l’exercice de cette autorité dans son rôle, n’est pas quelque chose d’abusif, bien au contraire – c’est ce qui régule la vie. S’en cacher, sous prétexte d’éviter de blesser l’autre, c’est construire les bases d’un dénouement beaucoup plus violent, plus blessant.
La Nature, elle, le sait : elle n’investit pas d’énergie dans ce qui doit mourir.
Promouvoir un leadership inclusif dès le recrutement
De nombreuses organisations s'engagent depuis des années à promouvoir une culture de l'inclusion, qui garantit à tous et toutes un traitement équitable, des droits et des chances équitables d'appartenance. Mais comment augmenter les chances que, dès leur arrivée dans l'entreprise, les nouvelles recrues s'alignent sur cet engagement et y contribuent ? C'est la question qui nous a été posée par le département RH d'une multinationale, et dans cet article nous vous disons comment nous y avons répondu.
Depuis quelques années, nous développons un modèle simple mais efficace pour promouvoir et gérer le leadership inclusif. Le modèle se compose de quatre domaines de comportement, divisés en deux facteurs pour chaque domaine, chaque facteur étant décrit en profondeur par des indicateurs de comportement spécifiques, pour faciliter l'observation pratique. Le modèle a été développé au cours d'années de travail de terrain sur le thème de la DE&I au sein d'organisations très différentes et de lecture et d'exploration approfondie du sujet. Il a été principalement utilisé pour sensibiliser les employés et accompagner le cycle de gestion des performances ; il se présente comme une norme qui nécessite ensuite, bien sûr, d'être adaptée et contextualisée à travers certains indicateurs spécifiques.
Dans ce cas, toutefois, la question ne concernait pas les performances des employés existants, mais la possibilité d'ouvrir une fenêtre sur l'avenir d'éventuels nouveaux arrivants, notamment par le biais de sessions d'assessment center visant à tester, entre autres talents, le potentiel de leadership inclusif. Après une première phase de clarification des objectifs avec le client, nous avons créé une batterie d'exercices et de grilles d'observation avec des descripteurs ad hoc, qui a été suivie d'une journée de formation et de test du modèle avec les évaluateurs internes, puis d'un test des matériaux sur un groupe réel de huit ingénieurs pendant l'assesment center, l'une des phases du processus de recrutement. Le modèle a été validé à l'unanimité, avec quelques ajustements. Nous avons recueilli des retours sur l'expérimentation, réajusté le modèle (notamment sur la nécessité d'avoir plus d'indicateurs comportementaux sur les quatre domaines de compétences pour faciliter le travail de l'évaluateur) et proposé une journée de formation sur le sujet à un autre groupe d'évaluateurs internes (qui ont également testé le modèle eux-mêmes et seront les prochains à l'utiliser) pour une validation finale.
Il est clair que la validation finale du modèle devra attendre la vérification sur le terrain. En particulier, après un nombre significatif d'utilisations en évaluation, il sera nécessaire de faire des observations sur l'actualisation du potentiel de la compétence, une fois que les nouveaux arrivants choisis également sur la base de ce paramètre, seront entrés dans le rôle. Et pour aller plus loin, il faudrait un groupe de contrôle pour avoir une vérification rigoureuse. Si vous occupez un poste RH et que vous êtes intéressé ou intéressée par l'essai, parlons-en 😉 !
Le projet a apporté, jusqu'à présent, au moins deux résultats "annexes" très intéressants:
- La première est que les managers concernés ne se sont pas retrouvés dans le désormais classique cours de sensibilisation à la diversité ou aux préjugés inconscients, mais dans une situation où la sensibilisation avait pour objectif de soutenir un rôle particulier pour eux, celui de personnes à l'entrée de la frontière organisationnelle, de décideurs sur qui entre et qui n'entre pas. Ce fut l'occasion de parler ensemble des modèles culturels de l'entreprise et de montrer à quel point ceux-ci peuvent avoir un effet profond sur les choix que l'on fait, qui, à leur tour, ont un impact sur les performances et aussi sur sa propre architecture décisionnelle, sur les décisions individuelles et collectives. En bref, c'était l'occasion d'une formation approfondie sans en avoir l'air, ce que les personnes présentes ont trouvé passionnant.
- J'ai été très impressionné par la réaction des jeunes impliqués dans l'évaluation. Pendant la partie du travail consacrée à la batterie d'exercices sur le leadership inclusif, l'ambiance dans le groupe a radicalement changé. Étonnamment, il y avait davantage une atmosphère de dialogue autour du foyer que dans un centre d'évaluation. Plutôt qu'une compétition, les participants semblaient participer à un groupe de collaboration dans lequel le but était de s'entraider, de se donner du feedback et de créer des liens. Le retour qu'ils ont fait sur cette expérience a été très positif. À l'heure où il est très difficile de trouver des talents, et au regard des exigences explicites ou implicites que la génération Millennial formule à l'égard des lieux de travail (cohérence, gestion de la diversité, équité, respect de l'équilibre vie professionnelle/vie privée, possibilité d'une expression de soi la plus authentique possible, chaleur des liens, etc. le message que l'on reçoit en contact avec l'organisation est important. Une entreprise qui est attentive à la dimension de la citoyenneté organisationnelle, de l'appartenance, et qui manifeste concrètement cette attention dès les premiers contacts, verra sa réputation renforcée et, peut-être, deviendra un lieu vers lequel les jeunes générations (et d'autres) se tournent comme un lieu capable de (ré)allumer le désir et de régénérer un rapport au travail qui a perdu, en général, son attractivité depuis quelques années.
Ce qu’être guidé par une Raison d’Être signifie vraiment
Au cours des dernières années - et nous devrions tous nous en réjouir ! - l'accent a été mis de plus en plus sur la nécessité de devenir une organisation à mission, de définir sa Raison d’Être, et pour les dirigeants de ces organisations, de diriger avec/à partir de cette Raison d’Être.
La Raison d’Être : la nouvelle clé pour dégager de la performance organisationnelle ?
Le raisonnement est simple : si vous êtes clair sur la Raison d’être de votre organisation, la prise de décision deviendra plus facile (pas nécessairement facile, mais au moins plus facile !), car il n'y aura pas de malentendu sur ce qui doit les orienter ; dès qu'ils auront intégré cette Raison d’Être, vos collaborateurs sauront quoi faire sans que vous ayez à le leur dire, ce qui entraînera de nombreuses boucles de cycles vertueux : plus de sens au travail, plus d'autonomie, plus de bien-être, moins de bureaucratie, plus d'efficacité, etc. Vos clients vous choisiront plus intentionnellement et resteront plus fidèlement avec vous ; et vos actionnaires pourraient même replacer leurs décisions dans un paradigme de "création de valeur partagée" (voir les travaux de Michael Porter), plutôt que dans la vision étroite du seul paradigme de "valeur actionnariale".
En d'autres termes, diriger avec une Raison d’Être ne peut être que gagnant-gagnant, n'est-ce pas ?
Eh bien, ce n'est pas si simple... Comme toujours, joindre le geste à la parole est le principal défi, d'autant plus que nous ne sommes pas toujours conscients de l'écart entre nos gestes et notre parole. Voici une façon d’illustrer cette problématique.
Il y a plus de 70 ans (oui, cette question de la Raison d’Être n'est pas nouvelle !), l'Institut Tavistock explorait déjà ces questions, les nommant à l'époque "Tâche fondamentale". Un peu plus tard, le Grubb Institute, qui travaillait en étroite collaboration avec le Tavistock, a introduit le concept de Raison d’Être (Purpose), considéré comme "l'impact qu'une organisation entend avoir sur son Contexte ; la raison première pour laquelle une organisation existe".
Les trois niveaux de la Raison d'Être
Gordon Lawrence, qui a travaillé pour les deux instituts et était à l'époque une figure de proue dans ce domaine, a suggéré, au milieu des années 70, qu'il existait en fait 3 niveaux de raison d'être. Ses termes étant un peu "jargonneux", nous les avons adaptés de la manière suivante :
La Raison d'Être formelle est ce que l'on appelait, il y a encore cinq ans, le "mission statement" de l'organisation, et qui a souvent maintenant été rebaptisée "énoncé de notre Raison d’Être". Comme son nom l'indique, c'est l'expression formelle de ce que l'organisation considère comme sa principale raison d'être - la description formelle de l'impact qu'elle souhaite créer dans le monde.
Prenons l'exemple de Renault, l'un des principaux constructeurs automobiles français ; son site web décrit sa raison d'être de la manière suivante : "Nous faisons battre le cœur de l'innovation pour que la mobilité nous rapproche les uns des autres". Au-delà de "cœur" et de "rapprocher les uns des autres" - probablement ici pour titiller notre propre champ émotionnel - les mots clés de cette déclaration sont "innovation" et "mobilité". En bref, la raison d'être de Renault est d'innover dans le domaine de la mobilité.
Si vous demandez à son personnel, ou à ses clients, ils vous raconteront probablement une autre histoire. Pour eux, Renault est un constructeur automobile. Du point de vue du personnel, la Raison d'Être informelle de Renault (cette histoire que l'on se raconte dans les couloirs ou lors de réunions à huis clos) est de fabriquer de nombreuses voitures que de nombreux clients achèteront, dans de nombreux pays différents. La perspective d'un client sur cette raison d’être informelle est probablement une variation de cette description, quelque chose comme : Renault fabrique des voitures innovantes, fiables et agréables avec un bon rapport qualité/prix.
Il existe cependant un autre niveau de raison d'être, moins visible, mais néanmoins très présent au cœur de l'activité de toute organisation. Nous l'appelons la Raison d'Être mise en œuvre par l'organisation, et nous entendons par là l'impact que l'organisation a réellement sur son contexte, qu'elle en soit consciente ou non. Elle est déduite à posteriori, de par l’évaluation de ces impacts - y compris ceux qui ne sont pas toujours inclus dans l'évaluation d'impact traditionnelle, et qui sont généralement appelés "externalités" ou "impact collatéral".
Un regard d’ensemble sur les activités de Renault pourrait nous amener à suggérer que sa raison d'être mise en œuvre pourrait être de contribuer au dérèglement climatique, en créant des machines qui libèrent du CO² dans l'atmosphère. Bien sûr, ce n'est pas leur raison d'être intentionnelle, mais leur impact sur le monde est tel qu'un regard extérieur pourrait l'identifier comme leur raison d'être.
Diriger à partir de la Raison d’Être
Renault est clair sur la place de sa Raison d’Être dans la stratégie et le fonctionnement de l’entreprise : « Notre Raison d’Être est au fondement de tout : de nos valeurs, de notre plan stratégique, de nos orientations en termes de responsabilité sociale et environnementale » (site internet de Renault.com au 22/02/2022).
Pourtant, dans une organisation guidée par sa raison d'être, le défi pour les dirigeants consiste à s'assurer que les trois niveaux de raison d'être soient alignés autant que possible, ou du moins que toutes les actions visent à les aligner, comme l'illustre la figure ci-dessous :
Pour ce faire, les dirigeants devront procéder à une évaluation honnête de la situation de leur organisation à ces trois niveaux et prendre les mesures correctives nécessaires pour réduire l'écart entre eux.
Ils devront peut-être aussi revoir la déclaration de raison d’être qu'ils ont officiellement adoptée. Pour Renault, cela pourrait être quelque chose comme : "Nous faisons battre le cœur de l'innovation pour que la mobilité respectueuse de l'environnement nous rapproche".
C'est drôle comme deux ou trois mots peuvent faire une telle différence ! En insérant un lien avec son propre impact sur les écosystèmes de la planète, Renault créerait les conditions d'une transformation de sa raison d'être, en mettant l'innovation au service non seulement de la mobilité en soi, mais aussi d'une mobilité respectueuse de l'environnement. Cela ouvrirait d'immenses voies de transformation, non seulement en termes de produits (passage à la voiture électrique, par exemple), mais aussi de modèles commerciaux (voir l'entreprise de moquette Interface, qui passe de la vente au leasing, par exemple, où la propriété du produit reste entre les mains du fabricant, qui est beaucoup plus enclin à assurer une durée de vie beaucoup plus longue à ses produits).
Diriger par la Raison d’Être au 21e siècle
Comme nous venons de le voir, diriger à partir de la raison d'être est une arme à double tranchant : s'il peut être tentant de fidéliser les employés et les clients avec une raison d'être formelle inspirante, cela ne fonctionnera, à long terme, que si les dirigeants s'efforcent d'aligner les raisons d'être formelle, informelle et mise en œuvre.
Cela pourrait-il être un frein pour les organisations qui se demandent comment devenir des organisations à mission ? J'espère que non, car au XXIe siècle, nous n'avons pas d'autre choix que de transformer nos entreprises pour que leur impact passe de la dégénération à la régénération. Et engager son entreprise dans la définition de sa raison d'être pourrait être une façon dynamisante et fructueuse de le faire.
Le lien entre l'aversion au risque et le critique interne : l'auto-sabotage dans les décisions de transformation
Emma est cadre sup dans une entreprise multinationale. Elle a 40 ans et son parcours professionnel est construit sur une série continue de succès, de résultats brillants, une progression très rapide, jusqu'à ce qu'elle soit promue à son dernier poste, celui de responsable marketing d'une unité commerciale de l'entreprise, il y a quelques mois, pour couronner un objectif qu'elle avait depuis sa jeunesse. Très vite, ce nouveau rôle commence à lui peser, non seulement à cause du travail en lui-même, mais aussi à cause de l'équipe qu'elle est appelée à diriger, de ses collègues, et du champ de décision, qui s'avère inférieur à ce qu'elle attendait. Nous commençons le coaching après quelques semaines pendant lesquelles elle s'est sentie victime d'une pression, qu'elle juge injustifiée et inutile au regard des résultats exigés d'elle. Elle est pleine de doutes sur l'entreprise elle-même, qui semble trahir le système de valeurs déclaré, mais aussi sur la poursuite de sa carrière dans le secteur privé. Elle se dit qu'elle devrait peut-être essayer quelque chose de plus conforme à ses valeurs avec un plus grand impact social. Après quelques séances, ayant précisé qu'elle ne veut pas rester dans son rôle actuel, nous commençons à explorer d'autres possibilités de rôles, même éloignés de celui qu'elle occupe, car elle dit avoir envie d'un changement radical. Et Emma commence à avoir un comportement particulier à cet égard. Chaque fois qu'une idée surgit et qu'elle semble l'apprécier, elle commence à trouver des arguments contre : "Non, mais alors je devrais me former pendant des années pour faire ça", "Je n'ai pas les compétences", "Toutes les personnes avec qui j'ai étudié font des métiers prestigieux", "Je ne réussirai pas et je devrai retourner dans l'entreprise à un poste moins important", "J'aimerais bien mais je ne suis pas capable"...
Le biais d'aversion au risque a été identifié par Tversky et Kahneman dès 1973. C'est le processus de pensée qui lie le risque à la possibilité de perdre, et qui produit des décisions faussées parce que la possibilité de gagner est sous-estimée face aux pertes possibles. Du point de vue du fonctionnement neurologique, l'amygdale signale une menace. Le striatum, qui est responsable de l'évaluation des pertes et des gains possibles, oriente la perception vers les pertes ; l'insula, ainsi que l'amygdale, qui est responsable du dégoût, nous éloignent des comportements considérés comme risqués. L'aversion au risque est liée à nos décisions d'investissement, y compris, par exemple, celles liées à l'assurance. Mais aujourd'hui, nous allons parler de ce préjugé en relation avec un phénomène psychologique qui en découle, le fameux "Critique intérieur". Le Critique intérieur est cette voix persistante et insistante qui nous rappelle à quel point nous sommes incapables, incompétents, inadaptés et aptes ; qui nous fait avoir honte ne serait-ce que d'avoir pensé à faire une certaine chose, à parler en public, à prendre la parole lors d'une réunion, à désirer ce rôle, à faire quelque chose que nous n'avons jamais fait. Toujours cette voix qui nous fait adopter un "fixed mindset" plutôt qu'un "growth mindset", nous poussant à voir, de manière inconsciente, tout apprentissage comme un risque, mettant en avant les pertes qui seront causées par les nouveautés, activant ce circuit ancestral de pensée défensive, mentionné plus haut, qui nous a été si utile à l'aube de notre espèce, qui ne risque plus que de nous clouer à des situations douloureuses et non désirées par peur du risque d'emprunter de nouvelles voies.
En gros, nous pouvons imaginer le critique interne comme une sorte de petit méchant assis en permanence sur notre épaule. Sur l'autre épaule se trouve un personnage beaucoup plus bienveillant, celui que Doena Giardella, dans un article du journal MIT Sloan, appelle le "champion intérieur" ou, dans d'autres ouvrages, le "mentor ou coach intérieur" (Tara Mohr) et qui nous suggère de nouvelles idées, de la créativité et nous dit que tout ira bien. Mais la tendance spontanée est plutôt de ne pas écouter cette voix et de laisser la conversation intérieure que nous avons avec nous-mêmes et nous-mêmes être plutôt dirigée par la personne qui nous aime le moins et de la laisser guider nos actions.
Les voix qui l'animent peuvent être différentes et provenir de notre passé : ceux qui nous ont élevés, parents, adultes de référence, éducateurs scolaires, sœurs et frères, mais aussi des environnements peu contraignants, perçus comme menaçants, dans lesquels nous n'avons pas pu développer des relations en toute sécurité, comme cela se produit, selon la théorie de l'attachement, lorsque nous avons vécu des relations dites "d'évitement" pendant l'enfance.
La voix de la critique interne ne nous parle pas gentiment, comme on parle normalement à quelqu'un qui nous aime, mais nous étiquette "tu n'es pas celui ou celle qui fait ce genre de choses", elle peut être à l'origine du fameux "syndrome de l'imposteur", elle nous rappelle toutes nos faiblesses, nous compare aux autres et aux autres toujours plus performants que nous, nous fait imaginer des résultats désastreux dans lesquels nous ressentons un grand sentiment de culpabilité et de honte pour ce que nous avons fait. C'est la voix de la (fausse) sagesse qui nous dit "ne quitte pas l'ancienne route pour la nouvelle" "celui qui se loue lui-même se fait avoir" et qui, au moment d'agir pour transformer et régénérer notre vie, notre rôle, notre entreprise, notre famille, nous paralyse et nous pousse à préférer le statu quo plutôt que de risquer de perdre quelque chose, comme dans tous les changements.
C'est cette voix que la manager Emma dans notre cas a entendue, haut et fort, lorsqu'elle a commencé à penser à sortir des sentiers battus pour transformer sa vie vers quelque chose de plus cohérent avec la vocation qu'elle ressent en ce moment. Lorsque nous avons exploré, au cours du coaching, la voix de la critique interne, certains épisodes de son enfance qu'Emma a évoqués, nous ont permis de donner forme à cette voix : en particulier, Emma a entendu les voix de sa famille, les critiques et les conseils, lui recommandant de s'orienter vers un cursus adapté à son environnement et à sa position sociale, puis les choix professionnels et de carrière, l'approche du travail caractérisée par une dévotion et un perfectionnisme extrêmes. Ce sont des voix qu'elle a fait siennes et qui l'ont souvent exposée au risque de burnout, en ne lui faisant jamais sentir qu'elle est assez compétente, assez bonne, assez brillante, assez performante, tant par rapport à elle-même que par rapport aux autres personnes de l'entreprise.
Le critique intérieur risque de saper profondément la confiance en soi et la confiance dans les autres lorsqu'il produit des projections sur les autres, générant une dynamique d'attribution de mauvaises intentions à soi-même, "c'est de leur faute, ils me font sentir mal", "mes collègues ne m'aiment pas", etc.
Que pouvons-nous faire, concrètement, au sujet de la critique interne?
- Tara Mohr, dans le chapitre de "Playing Big" consacré au sujet, suggère surtout de ne pas le rejeter en bloc. Après tout, si nous revenons sur l'utilité évolutive du biais d'"aversion au risque" qui est à son origine, nous pouvons le relier au fait que l'un des objectifs de cette voix critique est précisément de nous protéger de l'hostilité de l'environnement. La suggestion, donc, comme dans la théorie jungienne de l'ombre est de l'accueillir, d'en être conscient. Un bon moyen est de faire ressortir la confabulation et d'écrire ce que le critique intérieur nous dit afin de le transformer. Tara Mohr suggère de diviser une feuille de papier en deux colonnes avec, par exemple, le critique interne à gauche, et le "penseur rationnel" à droite. Dans cette dernière colonne, nous pouvons saisir la sagesse du message que nous envoyons, ce qui nous permet, par exemple, de calculer les risques et les avantages du choix de manière rationnelle ;
- Lorsque le critique interne est actif, nous nous parlons à nous-mêmes et à propos de nous-mêmes d'une manière méchante et dure, sans empathie. Doena Giardella du MIT suggère que nous incluions cette dimension même dans notre conversation interne. Soyez gentil. À l'heure où l'on parle beaucoup de "leadership bienveillant", il devient essentiel de commencer par soi-même, en utilisant la compassion et la compréhension dans notre conversation interne, afin de ne pas s'automutiler ou s'auto-saboter dans les processus de transformation. L'idée est d'utiliser le "champion intérieur" ou le "mentor intérieur" (le bonhomme qui nous parle depuis notre épaule) pour nous aider à recadrer la critique.
- Au moment où nous agissons, par exemple en relation avec les autres, et que nous sentons que dans notre conversation interne nous nous critiquons nous-mêmes, décentrez-vous de vous-même, revenez à la connexion relationnelle avec les autres et demandez-leur ce dont ils ont besoin. Le critique interne nous prive non seulement d'empathie envers nous-mêmes, mais aussi d'empathie dans la relation, en nous faisant nous concentrer uniquement sur notre besoin inconscient de préserver le statu quo.
- Dans l'analyse ex post (d'une réunion, d'un changement, mais aussi d'un échec), cherchez le bon côté des choses, la leçon apprise, le germe de quelque chose de nouveau qui est né. Permettre la régénération, dirait-on à Nexus.
- Dans un poste de direction, nous pouvons reproduire inconsciemment le scénario familier, par exemple en créant un environnement de travail qui peut être défini comme "évitant" selon la théorie de l'attachement. Dans ce type d'environnement, la critique interne pourrait correspondre à une demande, plus ou moins implicite, de perfection non seulement envers nous mais aussi envers les autres membres de l'équipe. Dans le cas, par exemple, d'un changement que l'on veut promouvoir ou d'une erreur commise, il sera utile d'utiliser l'humilité pour rechercher les causes et les responsabilités, à partir de ce que l'on appelle une position "d'enquête", d'investigation bienveillante et réellement ouverte, au lieu de recourir à la défense, à l'accusation, à la sollicitation du sentiment de culpabilité et de honte chez les membres de l'équipe.
De « Je » à « Nous » : permettre à un groupe de clarifier son intention collective
Si vous avez lu d'autres articles de notre blog, vous aurez compris qu'ici, chez Nexus, nous utilisons le processus U pour concevoir pratiquement toutes nos interventions. Je ne vais donc pas entrer dans les détails du processus lui-même ; mon but ici est de décrire une méthodologie que j'ai utilisée à la base du U, dans cette étape de Présencing où un groupe, avec l'Esprit Ouvert, le Cœur Ouvert, et maintenant la Volonté Ouverte, est invité à s'ouvrir aux idées, aux solutions ou façons d'avancer possibles, provenant de la situation elle-même - "du terrain", comme le dit Otto Scharmer.
Imaginez la situation suivante : un groupe de 39 personnes vient de peindre ensemble une image collective de leur réalité organisationnelle et de la façon dont elle est reliée à son contexte. Ils ont identifié les forces et les faiblesses de leur organisation ; ils ont nommé les opportunités et les risques qui les entourent. Ils ont même plongé dans l'ombre de leurs organisations : ces problèmes que tout le monde connaît, mais que personne n'ose aborder - eh bien cette fois, ils l'ont fait, et ils ont partagé, profondément, ce que tout cela déclenche en eux.
La prochaine étape évidente est alors : que devons-nous faire de tout cela ? Quelle stratégie, quel plan d'action devons-nous développer pour nous engager dans l'innovation, la transformation dont nous avons besoin ?
À ce stade, le risque de "sauter le U" est le plus élevé - c'est-à-dire le risque de vouloir passer directement d'une évaluation de la situation à une solution pour y remédier. Pourquoi est-ce un risque ? Parce qu'il est très difficile de rester dans le « Non-Savoir », surtout lorsque le tableau collectif que nous venons de brosser est si intense et semble nous appeler à l'action. Peut-être aussi parce que nous avons tous été formés à "résoudre des problèmes", et que nous en tirons un sentiment de fierté, loin de l'impuissance que nous sentirions naître en nous si nous restions immobiles et gardions l'espace pendant un petit moment pour que le "vraiment nouveau" puise émerger...
Mais qu'y a-t-il de mal à résoudre des problèmes ? Eh bien, rien. En fait, le processus U est, d'une certaine manière, un outil de résolution de problèmes. Mais passer directement de l'évaluation à une proposition de solution comporte un risque majeur : que les solutions qui émergent ne soient que des propositions individuelles ; des idées venant de certains membres du groupe, particulièrement disposés à résoudre des problèmes, et dont les idées peuvent avoir été présentes, dans leur esprit, avant le début de l'atelier. De cette façon, nous nous retrouverions avec des solutions basées sur une évaluation des problèmes avant l'atelier, et avec un processus qui passerait du discernement collectif à un simple débat, souvent stérile, pour savoir quelle idée est la meilleure et celle que nous devrions suivre.
Le défi en bas du U est donc clair : comment accompagner la naissance d'un ensemble de solutions basées sur le tableau collectif de la réalité - dans toute sa profondeur et sa complexité - qui vient d'être co-créé par le groupe? Et comment s'assurer que les solutions proposées ont réellement été écrites par le collectif - afin que ses membres soient beaucoup plus motivés pour les mettre en œuvre?
Voici comment j'ai procédé avec ce groupe :
Tout d'abord, je leur ai donné à tous un temps de réflexion personnelle, en silence, autour de la question suivante : lorsque vous contemplez ce tableau collectif de votre réalité, que vous venez de co-créer, que vous dit-elle ? Quel chemin vous indique-t-elle ?
Comme vous l'avez probablement déjà compris, l'astuce consiste à inviter les participants à adopter une disposition dans laquelle les solutions ne viendront plus d'eux, mais d'au-delà d'eux. L'astuce consiste à les aider à se mettre au diapason de l'intelligence collective qui a déjà été mobilisée, et pour ce faire, il faut éteindre son ego pendant un moment et laisser cette intelligence collective parler - laisser le tableau parler et montrer la voie.
La meilleure façon d'y parvenir est de s'extraire des espaces de travail utilisés jusqu'à présent et de s'engager dans un mode plus méditatif : une promenade dans le jardin (ou la forêt !), si vous en avez un autour de votre centre de conférence, est idéale. Vous pouvez également inviter les participants à rester dans la salle mais en silence, avec une musique douce en fond sonore.
Une fois qu'ils ont eu suffisamment de temps de réflexion personnelle, je les ai invités à former 13 trios, et je leur ai donné le temps de partager en trios ce qu'ils avaient retenu de ce que leur réalité leur disait - quelles directions émergeaient du tableau collectif lui-même.
Ensuite, 10 trios ont été invités à se mettre par deux pour former un groupe de 6. Nous avons formé 5 groupes de 6, tandis que les 3 trios restants ont été invités à former un groupe de 9. Tous les groupes nouvellement formés ont reçu la même tâche : créer 2 phrases qui captureraient toutes les choses diverses que chaque membre a recueillies sur la direction future vers laquelle le tableau collectif pointe. Pour la plupart des groupes, cela signifiait que 6 personnes devaient se mettre d'accord sur 2 phrases seulement - une tâche encore plus difficile pour le groupe de 9 personnes ! - Cela les a vraiment aidés à se concentrer sur des phrases où chacun pouvait sentir que sa propre expérience de ce que l'image disait était incluse.
Dans un véritable esprit de processus U, je les ai invités à ne pas s'atteler tout de suite à l'objectif final (créer deux phrases), mais plutôt à prendre le temps d'écouter l'expérience des autres sur le tableau collectif et la façon dont ils sentaient qu'elle leur avait parlé de la voie à suivre. Après ce dialogue initial, je les ai invités à faire une pause, pendant une minute, en silence, afin de se connecter à ce qui était dit non seulement par les membres du groupe, mais par le groupe lui-même : de quoi parlent tous nos partages réunis ? Après ce silence, c'était le moment de partager leur sentiment sur ce que leur groupe captait - toujours sans essayer de créer 2 phrases. Après un certain temps, une nouvelle invitation à une minute de silence, cette fois pour réfléchir à la question : quelles sont les deux phrases qui pourraient le mieux capturer ce à quoi nous venons de dire que notre groupe s'est connecté ? Ensuite, et seulement ensuite, il était temps de rédiger ces phrases.
Lorsqu'ils sont revenus en plénière, je les ai invités à aborder ces deux phrases avec l'analogie de la photo et du paysage : une photo est une capture instantanée d'une expérience vécue - mais elle n'est pas cette expérience vécue. Ainsi, la photo d'un magnifique champ sauvage peut m'aider à me connecter à l'expérience du champ lorsque j'y étais (les odeurs, la brise, le bourdonnement des insectes, le soleil qui réchauffe ma peau...), mais elle n'est pas l'expérience elle-même - elle ne peut être qu'une incitation à stimuler ma mémoire.
De même, ces 2 phrases étaient les photos des conversations profondes qu'ils venaient d'ajouter ; elles pouvaient déclencher leurs souvenirs du sens qui coulait dans leur dialogue, mais la vraie chose était le dialogue lui-même, pas les phrases.
Ce préambule était important à partager avec eux, car je les ai ensuite invités à se regrouper en plus grands groupes, et à répéter la tâche ! Nous nous sommes donc retrouvés avec deux groupes de 12 et un groupe de 15, et chacun de ces groupes devait à nouveau produire deux phrases seulement. En d'autres termes, chacun devait abandonner ce qu'il considérait être "ses" phrases, afin de produire une nouvelle paire, incluant les 12 ou 15 expériences.
Lorsque nous sommes finalement tous revenus en plénière pour partager ces 6 dernières phrases, l'expérience était tout simplement spectaculaire : J'ai invité chaque groupe à prononcer ses deux phrases, sans rien d'autre - pas d'explication introductive, pas de commentaire particulier - juste leur texte. Après le premier groupe, nous avons observé une minute de silence pour que les phrases résonnent en nous, puis nous sommes passés au deuxième groupe, puis au dernier, avec un silence de deux minutes à la fin pour tout assimiler.
Les connexions, la résonance entre les groupes étaient étonnantes, et la salle s'est remplie d'un sentiment d'émerveillement en réalisant comment le groupe, l'intelligence collective, avait trouvé sa propre voix.
Processus de prise de décision : le modèle itératif de Nexus
La prise de décision n'est pas un événement instantané, quelque chose qui se produit seulement au moment où la décision est prise. Elle s'inscrit plutôt dans un processus qui comprend la préparation de la décision, la décision elle-même, puis l'impact de cette décision. Ce processus peut être extrêmement rapide (quelques minutes, voire quelques secondes), ou prendre quelques jours, voire quelques semaines.
Le temps n'est pas un critère central pour évaluer si une décision est bonne ou non. Ou plutôt : le temps qu'il faut pour décider n'est pas un indice permettant de savoir si la décision est bonne ou non. Ce qui importe davantage, c'est de savoir si la décision est prise au bon moment (c'est-à-dire ni trop tôt ni trop tard) et si l'utilisation de votre temps a été efficace. Et, plus important encore, ce qui fait une bonne décision, c'est le résultat, l'impact qu'elle a sur la réalité sur laquelle vous avez eu à décider.
Chez Nexus, nous utilisons un modèle itératif en 8 étapes pour l'excellence dans la prise de décision, qui s'avère particulièrement utile pour aider les groupes à prendre des décisions complexes :
Étape 0 : Définir le champ
Avant même d'entamer le processus décisionnel proprement dit, il est important de prendre le temps de définir le champ de cette décision : la portée et l'objectif, le calendrier, les personnes qui doivent être impliquées et à quel(s) stade(s), etc. Dans notre propre approche, nous aimons utiliser le modèle des 3T : Temps, Tâche et Territoire. En d'autres termes, quand une décision doit-elle être prise, quel est le but, la tâche principale de cette décision, et par quel organe de gouvernance. Ces 3 frontières deviennent très utiles à un stade ultérieur du processus, pour vérifier si le processus de décision est sur la bonne ou la mauvaise voie.
Étape 1 : Accès aux données pertinentes
Toute décision repose essentiellement sur des données pertinentes. Il faut pour cela avoir l'esprit ouvert, rechercher des sources qui ne sont peut-être pas nos sources habituelles, mais auxquelles la situation peut vous obliger à accéder ; il faut aussi l'inclusion, afin que les personnes les plus proches de la situation/défi/opportunité puissent être mises à contribution et partager leurs données. Enfin, l'inclusion requiert la confiance : ces personnes ne partageront pas leurs données avec vous deux fois si vous perdez leur confiance après la première fois.
Étape 2 : Collecte et sélection des données
Les neurosciences cognitives ont mis en évidence l'impact des biais inconscients sur notre cognition, et donc sur notre processus de décision. Concrètement, cela signifie que les processus autonomes que nous utilisons pour collecter et sélectionner nos données ont tendance à être biaisés par nos propres cadres mentaux. En outre, à travers notre propre trajectoire culturelle et professionnelle, nous développons également des points aveugles, qui nous empêchent de sélectionner des données importantes. S'engager dans l'étape 2 en tant que groupe diversifié vous permet d'atténuer le risque de points aveugles et de préjugés inconscients.
Étape 3 : Traitement des données
Donner du sens à nos données sélectionnées implique de déduire des significations - le processus d'inférence est un autre processus critique, bien illustré par l'échelle d'inférence de Peter Senge (MIT, Boston). Suspendre son jugement plutôt que de faire des suppositions, résister à la tentation de tirer des conclusions trop tôt et vérifier son propre système de croyances s'avérera utile à ce stade.
Si la prise de décision doit se fonder sur des données, l'intuition et l’instinct peuvent avoir leur place ici, car elles peuvent être considérées comme une manière non consciente de traiter les données - à condition de les explorer et de les travailler, en passant au crible ce qui provient réellement de la situation et ce que nous y projetons.
La culture d'équipe jouera également un rôle important : en encourageant la curiosité, la recherche et la prise de parole, plutôt que de suivre la ligne au nom de la loyauté, vous éviterez de tomber dans le piège de la pensée de groupe et de prendre des décisions potentiellement erronées.
Étape 4 : Prendre la décision
Les décisions complexes requièrent une capacité à réfléchir à cette complexité ; à accéder à une image complexe de la réalité, sans omettre des dimensions importantes de la situation. Elles requièrent également une disposition intérieure particulière : calme, clarté d'esprit, engagement. La peur et la colère sont deux dispositions dont il faut s'éloigner lorsqu'il s'agit de prendre la décision proprement dite.
Certaines décisions ne peuvent être prises que par une seule personne, mais très souvent, elles peuvent être prises par un groupe. L'avantage d'une décision collective est qu'elle lie ceux qui l'ont prise et renforce leur sentiment de responsabilité dans sa mise en œuvre - ce qui augmente les chances d'impacts positifs.
Le temps est un élément intéressant à explorer lorsqu'on examine la prise de décision : la décision a-t-elle été prise au moment où nous avions dit que nous le ferions ? A-t-elle été prise au moment où la situation l'exigeait ? Si nous avons fini par prendre la décision plus tôt que prévu, ou plus tard, pourquoi ? Et cela s'est-il avéré être la meilleure solution, ou non ?
Un autre domaine intéressant à explorer est celui de savoir qui a fini par prendre la décision ? Et pourquoi cette personne ou ce groupe ? Et comment cela se rapporte-t-il aux questions de rôle, de responsabilité et d'obligation de redevabilité dans l'organisation ?
Étape 5 : Impact : Outputs et Outcomes
Le but premier de la prise de décision est bien sûr de générer un impact sur la situation/le problème/l'opportunité au cœur du processus décisionnel. Nous décidons de prendre des mesures (outputs), afin de générer une situation plus positive (outcomes).
Il y a cependant deux autres éléments à prendre en compte en termes d'impact, qui ne font pas nécessairement partie de l'objectif initial, mais qui sont des sous-produits de la prise de décision. Le premier est l'impact sur l'équipe : elle peut sortir renforcée des étapes 1 à 4, mais elle peut avoir été affectée plus négativement par l'expérience et/ou le résultat de la décision - il vaut mieux ne rien prendre pour acquis à ce stade.
Le second est celui de nos parties prenantes : toute décision que nous prenons a un impact sur elles aussi.
Étape 6 : évaluer l'impact de la décision
Dans quelle mesure le problème a-t-il été résolu, l'opportunité saisie ?
Comment l'équipe se sent-elle après la décision et son impact ? En sort-elle renforcée, ou le processus a-t-il créé du ressentiment, des divisions, un manque de confiance ? Il en va de même pour nos parties prenantes dans la situation : quel a été l'impact sur elles, comment sortent-elles de tout cela ?
Étape 7 : évaluer le processus de prise de décision
Si nous voulons améliorer nos performances, et viser l'excellence, il est important de tirer les leçons de notre expérience. L'étape 7 nous permet d'examiner comment nous avons franchi chaque étape, ce qui a bien fonctionné et ce qui pourrait être amélioré. L'intégration d'une perspective multipartite, dans une culture d'ouverture, vous permettra de tirer le meilleur parti de l'étape 7.
Étape 8 : Apprendre et s’améliorer
C'est le moment de récolter tous les éléments des étapes 6 et 7, et de concevoir des actions visant à améliorer la prochaine itération de votre processus décisionnel. Cela signifie qu'il faut accueillir à la fois les succès et les erreurs - ces dernières sont souvent les meilleures sources d'apprentissage et d'amélioration !
L'esprit doit être celui de la recherche de l'excellence, plutôt que celui de la récompense et de la punition. Et plus vous impliquerez les gens dans l'ensemble du processus, plus vous créerez une culture de l'apprentissage, qui conduira à une meilleure confiance, et donc à un meilleur accès aux données pertinentes, à une meilleure collecte et sélection, et à un meilleur traitement : un véritable cercle vertueux.
Il est intéressant de noter que ce cycle d'apprentissage de l'étape 8 ne stimulera pas seulement votre prise de décision organisationnelle - il vous aidera également à travailler sur le leadership, les mentalités, les valeurs, la résolution des conflits, la diversité et l'inclusion. Ainsi, en entrant par un seul prisme (la prise de décision), vous pouvez, grâce à ce cycle d'apprentissage, développer vos capacités organisationnelles sur toute une série d'autres questions cruciales pour la maturité organisationnelle.
Idéalisation, mort des idoles, et renaissance : accompagner la régénération des leaders et de leurs organisations
Les années que j’ai passées à coacher des dirigeants d’entreprise m’ont souvent amené sur le terrain des ombres : celui de nos incohérences, de nos contradictions, de nos manquements ; ces aspects de nous dont on préfère ne pas parler, même à nous-même…
Travailler avec les ombres m’a permis de découvrir qu’il y a généralement 3 personnes à l’intérieur du/de la dirigeant.e assis.e en face de moi :
- Le/la dirigeant.e idéalisé.e: c’est-à-dire l’image idéalisée que la personne se fait de ce qu’un.e dirigeant.e devrait être, des comportements, du style qu’un leader devrait démontrer. Cette image idéalisée est généralement le réceptacle des projections personnelles et systémiques que la personne a introjectées : les injonctions parentales, puis celles des professeurs et autres figures d’autorité, les injonctions culturelles, tant nationales qu’organisationnelles, les soi-disant définitions du leadership qui mettent l’accent sur des qualités généralement héroïques, et souvent surhumaines. Alors que le/la coaché.e commence souvent un coaching avec le désir que cette démarche lui permette de devenir ce.tte ‘dirigeant.e idéalisé.e’, un des objectifs du coaching est de permettre à cette représentation inatteignable de mourir, car, tant qu’elle sera active, elle ne fera qu’étouffer l’être unique, semblable à personne d’autre, qui cherche à incarner son propre style.
- Le coaching doit donc s’efforcer de partir du Moi réel dans un rôle de dirigeant.e: en tant qu’être humain, promu dans ce rôle, qu’est-ce que je vis, vraiment ? Quelles sont les forces que j’apporte dans mon rôle, les énergies et les talents qui me sont propres ? Mais quelles sont aussi mes tensions internes, mes ambivalences, mes paradoxes ? Quelles sont, donc, mes zones d’ombres, et quels scénarios du passé y régissent encore, quelles blessures, quels besoins jamais satisfaits de l’enfant que j’ai été continuent de vivre dans l’adulte que je suis devenu.e … ?
- Une fois le/la dirigeant.e idéalisé.e mort.e, et une fois le terrain du Moi réel travaillé, le coaching peut alors accompagner l’accouchement du Moi qui demande à naître dans ce rôle de dirigeant.e … ou pas ! Qui suis-je, quelle intention profonde m’anime, quels talents j’apporte au monde – et comment m’affranchir du/de la Dirigeant.e idéalisé.e pour imaginer une nouvelle manière d’être pleinement moi-même, dans un rôle de dirigeant.e que je prendrais justement de cette nouvelle manière, et non pas selon les vieux schémas mentaux personnels et systémiques que j’avais introjectés. Comment rester suffisamment libre, aussi, de réaliser que peut-être qu’être dirigeant.e (en tout cas dans cette organisation) n’est pas fait pour moi, que c’était peut-être plus le désir de quelqu’un d’autre, que j’essayais de satisfaire, et que c’est en fait à un autre rôle que je suis appelé.e ?
Au fil des accompagnements que j’ai menés auprès de nombreuses organisations, très diverses les unes des autres, je trouve que ce schéma tridimensionnel s’applique généralement très bien à leur situation.
Un type d’organisation parmi d’autres sont les congrégations religieuses qui – et je l’ai appris en les accompagnant – sont en proie à des enjeux souvent très similaires à ceux d’autres organisations avec lesquelles nous sommes peut-être plus familiers : multinationales, PMEs, ONGs… Enjeux de leadership, d’innovation, d’accompagnement du changement, de gestions des conflits, des resistances, etc. Parmi les choses qui les distinguent, il y a les énormes projections qu’elles subissent, tant par l’extérieur que par leurs propres membres. Et c’est peut-être pour cela que ce modèle s’y applique particulièrement bien, même si je l’ai testé aussi avec succès dans des grandes entreprises, qui cherchent, par exemple, à se réinventer.
- En effet, un des obstacles principaux à dépasser, pour ces congrégations religieuses, est La Congrégation idéalisée: le réceptacle des projections externes sur leur soit-disant sagesse véhiculées par de nombreux ouvrages, ou par un inconscient collectif qui ne s’est peut-être jamais vraiment affranchi du clergé comme porteur de qualités supra-humaines, quasi divines. Mais aussi des projections internes venant des membres de la Congrégation eux-mêmes sur leur Charisme, leur Mission, sur tout le bien que leur congrégation a pu faire, et continue de faire, dans le monde. Quand je rencontre une congrégation pour la première fois, c’est souvent cette congrégation idéalisée qu’ils/elles me présentent : la grandeur de leur histoire de fondation, la ferveur de leurs membres à diffuser – et donc vivre – l’évangile, la parole de Dieu, etc. A ce moment-là, je les sens prisonniers de ce carcan de projections, dans lequel aucun des problèmes qu’ils vivent, et pour lesquels ils me demandent de l’aide, ne peut exister, ne peut être expliqué, voire pensé – et ne peut donc être résolu. Paradoxalement, cette image toute vertueuse, toute-puissante d’eux-mêmes les rend impuissants à agir pour transformer la situation problématique dans laquelle ils se trouvent.
- Mon travail consiste donc à leur permettre de se connecter à leur Congrégation réelle, c’est-à-dire à l’expérience vécue par l’ensemble des membres de cette congrégation aujourd’hui ; et d’en nommer ses forces, ses énergies, ses talents, ses accomplissements, mais aussi ses dysfonctionnements, ses paradoxes et ses zones d’ombre, nées ou entretenues par des problèmes de structures, de processus, mais aussi et souvent d’abord par une prise inadéquate du rôle de membre, et du rôle de leader. Aujourd’hui, je me rends compte combien ce passage par les zones d’ombres est primordial, car c’est lui qui permet de réduire l’écart entre la théorie professée et la théorie effectivement utilisée (comme l’ont si bien décrit les professeurs Argyris et Schön du MIT). Et c’est ce passage par les ombres qui permet aussi la mort de la Congrégation Idéalisée, et qui ouvre l’espace pour que quelque chose de nouveau puisse émerger.
- Et dans ce « mystère de Pâques » qui suit la mort de la Congrégation idéalisée, nous pouvons alors faciliter l’émergence de la Congrégation qui demande à (re)naître … ou à devenir autre chose. Pour certaines, ce sera en revisitant leur Raison d’être, leur Mission fondamentale, et en l’adaptant aux réalités de ce 21ème siècle qu’elles trouveront de nouvelles manières de vivre et travailler ensemble, et d’impacter le monde – des manières beaucoup plus congruentes avec les besoins du monde, leur Charisme, et leurs capacités réelles (et non plus fantasmées sur les années de gloire) d’agir dans ce monde. Pour d’autres, elles se rendront compte qu’elles sont en train de vivre le crépuscule de leur congrégation, l’enjeu étant alors de transmettre leur charisme à des laïcs et de concentrer leurs énergies sur l’enjeu de faire du vieillissement leur nouveau territoire missionnaire.
Selon mon expérience, ce modèle peut s’appliquer à toutes sortes d’organisation, sauf les start-up, qui, comme leur nom l’indique, viennent juste de naitre. Mais pour toute entreprise un peu mature, pour toute ONG avec déjà quelques succès derrière elle, pour tout service public qui a su, dans le passé, remplir sa mission, l’obstacle est le même, que ce modèle peut aider à surmonter : quelle idéalisation s’est construite autour de notre organisation, et de ses gloires passées, qui aujourd’hui étouffe notre capacité à nous réinventer, nous régénérer ? En mettant, ensemble, des mots dessus, et en laissant mourir ces idoles, vous trouverez le chemin de votre régénération.
Leadership de la Transformation: D’un leadership visionnaire à un leadership de Co-Création
J'étais à Rome l'autre jour pour animer une formation au leadership pour le gouvernement général d'une congrégation religieuse - l'équivalent, dans le monde religieux, d'un PDG et de son équipe de direction.
Leur demande s'inscrivait dans une intention plus large : conduire la transformation de leur organisation, composée de quelque 6000 prêtres en mission sur les 5 continents, vivant dans plusieurs centaines de communautés (l'unité organisationnelle de base) réparties dans quelque 70 pays.
Deux questions clés structuraient leur intention :
- Comment impliquer l'ensemble de l'organisation dans cette transformation ?
- Comment cette transformation peut-elle être plus qu'une restructuration, c'est-à-dire plus qu'une simple fermeture de certaines réalités existantes, une fusion de provinces (l'équivalent d'unités géographiques de gestion), ou une "simple" réaffectation de ressources humaines et financières ?
Pour les aider, je leur ai d'abord présenté brièvement la Théorie U d'Otto Scharmer, et en particulier l'utilisation moins connue de la figure U, celle qui suggère que pour aller au-delà de la restructuration et de la réingénierie des processus, il faut s'engager dans la transformation des modèles mentaux, c'est-à-dire la manière dont, consciemment mais plus souvent inconsciemment, nous construisons dans notre esprit notre réalité organisationnelle : la raison d'être de l'organisation, les différents rôles, et les relations et processus clés qui permettent à l'organisation de fonctionner.
Comme le montre le schéma, ce n'est que lorsque nous avons rendu explicites nos modèles mentaux actuels et que nous les avons reliés à notre propre intention (quelle est la nouveauté que nous voulons générer ?) que nous pouvons développer de nouveaux modèles mentaux, qui conduiront à de nouveaux processus et structures pour l'organisation.
Les trois phases de l'autre utilisation, mieux connue, du modèle U s'appliqueraient toujours : pour s'engager dans la transformation, l'organisation devra Sentir la réalité émergente (à la fois interne et externe), imaginer une nouvelle façon de s'y engager (Présence), puis s'engager à la Réaliser.
Si ces deux cadres en U ont été utiles pour situer le niveau auquel la transformation devrait se produire et les phases clés du processus susceptibles de la générer, une question centrale restait posée : quel type de leadership leur était demandé pour réaliser leur intention ?
Pour répondre à cette question, je leur ai présenté la matrice de leadership que j'ai élaborée en tant que consultant auprès de nombreuses organisations dans le cadre de leurs transformations organisationnelles.
Cette matrice est structurée par 2 axes :
- L'axe horizontal est lié au temps et définit si la direction est principalement tournée vers le passé ou vers l'avenir
- L'axe vertical est lié au niveau d'engagement de l'organisation, c'est-à-dire si le processus vise à engager des parties de l'organisation ou bien l'ensemble de l'organisation
D'après mon expérience, la plupart des organisations s'engagent encore dans le changement par le biais du leadership traditionnel. Ils confient à une petite partie de l'organisation (le PDG, une équipe de direction ou une équipe de projet spécial) le soin de réfléchir à ce qui ne fonctionne pas dans le mode de fonctionnement actuel, puis de proposer des solutions. L'hypothèse est ici qu'un petit groupe de personnes intelligentes qui prend le temps d'examiner réellement la situation comprendra ce qui ne fonctionne pas et saura comment y remédier.
Malheureusement, le Leadership Traditionnel a montré à maintes reprises qu'il ne fonctionne pas ! Voici quelques raisons à cela :
- Il reste centré sur le passé. Le leadership traditionnel ne remet pas en question le modèle lui-même (structures/processus/rôles clés, produits, marchés, image, modèle d'entreprise, etc.), et s'il est toujours adapté à son objectif, mais tente plutôt de réparer les dysfonctionnements récurrents, les considérant comme inévitables plutôt que comme des symptômes. Elle ne vérifie donc pas si le mode de fonctionnement actuel est adapté à ce que l'avenir est susceptible de devenir (compte tenu des tendances internes et externes), et si c'est bien le modèle même qui doit évoluer.
- Il n'a pas accès à l'intelligence collective. Supposer qu'un petit groupe de personnes intelligentes sait mieux que quiconque est non seulement erroné, mais aussi risqué ! Plus vous pouvez étendre votre réseau pour saisir ce qui se passe réellement dans l'entreprise, plus vous avez de chances de comprendre et donc de réagir de manière appropriée. Limiter votre accès aux données réelles à un petit groupe augmente le risque de manquer des informations clés
- Il n'a pas accès à votre plus grande ressource : la volonté collective. Combien d'autres "programmes de gestion du changement" devrons-nous encore mener avant d'intégrer les preuves du terrain selon lesquelles si vous n'engagez pas les gens à être les auteurs des évolutions, vous ne parviendrez jamais à faire participer qu'une minorité ; les autres se désengageront (c'est-à-dire résisteront passivement) ou résisteront activement.
Compte tenu des lacunes du Leadership Traditionnel, certaines organisations ont essayé différentes approches.
Parmi celles-ci, le Leadership Participatif a montré quelques caractéristiques prometteuses, principalement en impliquant une partie beaucoup plus importante de l'organisation dans l'exploration des changements qui pourraient être nécessaires. Au fur et à mesure que les personnes sont consultées, leur connaissance des questions en jeu et des solutions proposées augmente, ce qui nourrit ensuite un plus grand sentiment et un plus grand désir d'engagement.
Cependant, le Leadership Participatif est également problématique :
- Il reste souvent tourné vers le passé, c'est-à-dire qu'il explore les changements possibles à apporter plutôt que la transformation nécessaire (comme dans le cas du leadership traditionnel)
- L'analyse de base, et la construction de solutions de base, sont encore souvent laissées à quelques-uns, la dimension participative du processus étant ici synonyme de consultation, plutôt que de co-création.
- La responsabilité et l'autorité en matière d'analyse et de recherche de solutions n'étant pas réparties, l'engagement fondé sur un sens partagé et le sentiment d'être auteur, a tendance à s'estomper relativement rapidement, ce qui souligne le faible niveau de résilience de ces processus
Une autre façon d'éviter les pièges du Leadership Traditionnel est de s'engager dans un Leadership Visionnaire. Dans cette approche, l'accent est clairement mis sur l'avenir : quel est le futur que nous sommes susceptibles de rencontrer ? Quel est notre niveau actuel de ressources, et notre mode de fonctionnement, et pouvons-nous, tels que nous sommes, réellement embrasser l'avenir ou devons-nous évoluer ? Nos produits, ou notre mission, sont-ils adaptés à ce Futur émergent ? Sont-ils ce dont ce à quoi ce Futur nous appelle ?
Au XXIe siècle, ce sont des questions de leadership que chaque organisation doit se poser et explorer en vérité : en regardant ce qui est, et non pas seulement ce que nous souhaitons voir.
Ainsi, un Leader Visionnaire, ou une équipe de Leadership Visionnaire, va clairement dans la bonne direction : regarder l'avenir, et essayer de préparer l'organisation à celui-ci.
Toutefois, le Leadership Visionnaire présente également des lacunes importantes :
- Trop peu de personnes impliquées : comme dans le cas du Leadership Traditionnel, confier la tâche de Visionnaire à quelques personnes ne fait que limiter l'accès aux données et la créativité dans les solutions.
- Résistance plus qu'engagement : une fois que la personne ou l'équipe visionnaire a identifié ce qui doit évoluer, elle a alors la tâche de mobiliser le reste de l'organisation pour mettre en œuvre la transformation. Mais la majeure partie de l'organisation n'a pas eu l'occasion de se connecter à ce que l'avenir pourrait être, et donc à la manière dont nous pourrions avoir besoin d'évoluer. Leur capacité à comprendre pourquoi nous devons changer et quels changements sont nécessaires est donc très limitée. Par conséquent, ils ne pourront pas adopter les changements proposés comme ça. Il faudra donc beaucoup de temps et d'énergie pour les convaincre ou, si cela ne marche pas, pour les forcer à mettre en œuvre les changements. Dans les deux cas, même si le petit groupe a eu de grandes idées, leur mise en œuvre peut s'avérer inefficace et le processus lui-même peut avoir de faibles impacts positifs
- Faible résilience organisationnelle : lorsqu'une seule personne, ou un petit groupe, s'engage à explorer l'avenir et à proposer les évolutions nécessaires, que devient l'organisation lorsque cette personne part ? Si un Leadership Visionnaire peut produire des idées et des stratégies très innovantes pour l'avenir, il ne parvient pas à fournir un élément clé nécessaire pour embrasser cet avenir : la capacité de l'organisation dans son ensemble à le mettre en œuvre rapidement et efficacement, dans la durée.
Le quatrième type de leadership dans cette matrice est celui qui, en ce début de XXIe siècle, présente le plus de potentiel pour les organisations. En effet, le Leadership de la Co-Création s'appuie sur les deux paramètres clés :
- Il se tourne résolument vers l'avenir, ancrant les conversations organisationnelles dans une exploration de ce que l'avenir pourrait être, et donc exigera de l'organisation
- Il engage toute l'organisation à le faire. L'une des principales caractéristiques du Leadership de la Co-Création est la transformation de la perception même de ce qu'est le rôle du leader. Ici, le rôle central du leadership est de créer et de maintenir les conditions dans lesquelles toute l'organisation peut s'engager dans une exploration sincère de ce que l'avenir est susceptible d'inclure, et prendre la responsabilité de proposer et de mettre en œuvre les solutions qui semblent les plus propices à ce que l'organisation remplisse son objectif dans ce futur émergent.
Si le Leadership de Co-Création réussit à apporter une transformation qui a du sens pour toutes les parties impliquées, et pas seulement pour certaines parties de l'organisation, il n'équivaut pas à une sorte de processus démocratique élargi, basé sur un référendum. Elle n'exige pas non plus la dissolution des rôles traditionnels d'autorité et de prise de décision. Au contraire, les rôles existants sont très souvent cruciaux pour le succès d'un processus de transformation de la co-création ; ce qui est transformé, cependant, ce n'est pas le rôle, mais la manière dont il est pris ; pas le rôle lui-même, mais la représentation mentale portée jusqu'à présent dans la psyché de l'organisation de ce qu'est le rôle. Par exemple :
- Au cœur d'un processus de co-création, chacun est impliqué pour faire sens des forces et des limites du modèle actuel, à partir de sa propre expérience dans son rôle, dans sa partie de l'organisation. En se connectant aux tendances futures dans et autour de l'entreprise, chacun est ensuite amené à imaginer quelle transformation peut s'avérer vitale pour l'organisation. Celles et ceux dans des rôles de leadership apportent leurs propres perspectives, à partir de leur rôle, afin de contribuer à l'élaboration d'un sens collectif. Leurs décisions seront alors fondées sur la prise de conscience collective, et non sur les opinions partielles qu'ils avaient inévitablement au début du processus
- Ils sont redevables des décisions qu'ils prendront ; celles-ci sont basées sur des propositions générées par le collectif, que le processus invite à être responsable - et redevable - des solutions qu'il offre. Cette redevabilité mutuelle signifie que la tâche principale du leadership n'est plus de convaincre, ou de "vendre" de bonnes solutions - mais de veiller à ce que les conditions soient propices non seulement à ce que les personnes soient coauteurs, mais aussi à ce qu'elles se sentent responsables et redevables de son résultat
- La co-création ne consiste pas à mettre tout le monde dans une grande salle pour de grandes discussions collectives - même si des technologies sociales telles que le World Café ou l'Open Space peuvent rendre cela possible. Cela signifie cependant une transformation constante de la manière dont les leaders s'engagent auprès de leurs équipes ; un changement de disposition dans lequel la tâche du leader devient de permettre et de s'assurer que les autres créent des solutions, plutôt que d'en être les récipiendaires.
Une fois que j'eus présenté cette matrice au Gouvernement Général de cette congrégation, ils ont pu nommer le type de processus, et de leadership, dans lequel ils voulaient s'engager : La Co-Création.
Tout ce que nous avions à faire alors était d'examiner plus en détail comment ils pouvaient mettre cela en œuvre ...