Dans la Symphonie Pastorale de Beethoven, le cinquième mouvement s’appelle “Sentiments joyeux et reconnaissants après l’orage”. Il raconte comment la vie reprend dans la nature après une violente tempête. C’est précisément ce que j’ai ressenti il y a quelques semaines au conseil d’administration d’une association où je suis bénévole depuis quelques années. Vous pouvez lancer la musique.

La Régie de quartier du 19ème emploie depuis vingt ans des habitants d’un quartier populaire en contrat d’insertion en vue de les conduire vers un emploi durable. Pendant des années, l’association s’est développée et a augmenté son activité en embauchant un nombre croissant de personnes. L’année 2020 a été éprouvante avec l’épidémie de COVID mais l’association a tenu bon grâce à l’implication des salariés, de la gouvernance et au soutien de ses partenaires. Dans une sorte de contrecoup, l’association a rencontré des difficultés en 2021 avec de nombreux départs et une perte financière importante, la première de l’histoire de la structure.

Début 2022 la situation se présentait mal: on venait de perdre plusieurs marchés et les salaires allaient fortement augmenter en raison de l’inflation. On anticipait une nouvelle perte plus importante qui pouvait à terme menacer la survie de l’association.

Passé le choc face à cette situation nouvelle, deux priorités se sont imposées: comprendre l’origine des difficultés financières pour éviter que la situation se poursuive et établir un budget précis pour anticiper le résultat de 2022.

La perte de 2021 était principalement liée à un phénomène nouveau: après plusieurs années de croissance, les revenus n’avaient pas augmenté mais les embauches s’étaient poursuivies pour faire face à la hausse de la charge de travail.

On s’est retrouvé face à une énigme en apparence insoluble. Puisque les revenus – donc les prestations – étaient stables, pourquoi avait-on eu besoin de plus de personnes?

Le coupable a été rapidement identifié : la charge de travail. Tout le monde avait plus de travail. Le volume d’heures supplémentaires augmentait en flèche. On avait l’impression d’être une fourmilière où les insectes courent dans tous les sens parce que quelqu’un a jeté un caillou dessus.

Mais d’où venait cette charge de travail? Où était le caillou? Plusieurs hypothèses ont été avancées; le COVID avait désorganisé les activités opérationnelles, la baisse du chômage nous contraignait à recruter des salariés de plus en plus éloignés de l’emploi, la hausse des incivilités renforçait les besoins de nettoyage chez nos clients, la hausse du nombre de salariés en insertion demandait plus d’accompagnement, l’éparpillement des activités accroissait les temps de déplacement….

Le point commun entre ces différentes explications est qu’elles étaient subjectives. Difficile de déterminer précisément qu’est ce qui était responsable de quoi, et surtout comment y remédier. Il fallait absolument y travailler avant d’aller chercher des nouveaux clients. Pas question d’ajouter de la charge de travail à la charge de travail. On a conclu qu’il fallait travailler à l’organisation. Arrêter des petits chantiers trop éloignés, mettre en place des plannings pour mieux anticiper, acheter un véhicule pour faciliter le transport du matériel, améliorer les outils et produits d’entretien, organiser des contrôles des activités… Mon obsession personnelle : mettre en place un suivi des heures de travail, pour comprendre précisément les activités qui prenaient plus de temps et prendre les décisions nécessaires.

Comme souvent, les circonstances en ont décidé autrement: plusieurs départs à remplacer, un marché important à renouveler, un budget détaillé à mettre en place… Ce qui nous a conduit à décaler le chantier organisation plusieurs fois.

Jusqu’à la fin 2022 où la situation est apparue très critique. Nos estimations faisaient apparaître une perte très élevée pour l’année écoulée, et encore plus importante pour l’année suivante. Ce qui nous a conduit à envisager une solution jusque-là taboue: réduire le nombre de salariés en insertion en ne renouvelant pas certains contrats. C’était renoncer en partie à la raison d’être de l’association, mais c’était peut-être ça ou ne plus faire d’insertion du tout, comme plusieurs structures qui faisaient faillite à la même époque autour de nous. Le conseil d’administration a convenu d’attendre les chiffres définitifs avant de trancher sur l’insertion. Mais s’il fallait réduire le volume d’insertion pour endiguer les pertes et garantir la pérennité de la structure, le conseil était prêt à nous suivre.

Et puis un jour de février 2023, on a reçu les comptes de 2022. Il y avait une perte, mais beaucoup plus faible qu’attendue. Les charges avaient baissé, on avait recruté un peu moins que prévu, et surtout le chiffre d’affaires avait augmenté. On avait donc assuré plus de prestations, avec moins de salariés. Soit l’exact inverse de l’année précédente. Comment c’était possible? On n’avait à peine commencé à travailler sur l’organisation, et on commençait déjà à redresser la barre ! En quelque sorte on avait touché le fond sans le savoir, et on était déjà en train de remonter à la surface.

Quand on a présenté ces éléments au conseil d’administration au mois de mars, j’entendais la musique de Beethoven. Comme au mouvement qui commence à 3:55, l’émotion monte, on a presque envie de pleurer. L’orage est passé, le soleil revient, la vie renaît. L’émotion de la renaissance est toujours là en toile de fond, elle soutient la reprise de la vie et l’énergie retrouvée.

Les explications pourraient être très longues et surtout hasardeuses. Tout ce qui a trait au temps est subjectif, diffus, insaisissable. Je suis convaincu que l’explication est précisément subjective. Si les choses ont commencé à aller mieux, c’est que les gens se sont mis à aller mieux. En ce début d’année 2023, on sent comme un air de changement. Comme un air de printemps. L’orage est passé, on le sent à une multitude de petits signes, alors qu’on pensait qu’il ne finirait jamais.

Qu’est ce qui a conduit les gens à aller mieux? Plein de choses entremêlées ont permis cette amélioration. C’est avant tout pour moi une question d’envie et de confiance. Une envie d’aller mieux qui nous a permis de mettre en œuvre une série de petits changements, progressivement. Et la confiance dans le fait qu’un jour les choses iraient mieux, que le beau temps reviendrait. Intuitivement je me disais qu’on faisait de notre mieux, que ça servait à rien de forcer les choses et que tout ça allait se décanter.

Comment on a fait? Difficile de le dire en quelques phrases, mais je peux essayer de résumer notre état d’esprit.

On s’est dit que ça n’allait pas. La période COVID – très éprouvante pour les salariés de l’association – a révélé des difficultés présentes depuis longtemps qui avaient été peu formulées. Le sentiment de surcharge de travail était un symptôme de ces problèmes. On a décidé d’explorer les conflits, de ne plus garder les choses chacun pour soi mais de prendre de la hauteur pour comprendre ce qui n’allait pas. Le point de départ a été la mission d’accompagnement avec Matthieu Daum du cabinet Nexus qui a mis au jour les difficultés. Après avoir évité les conflits pour ménager l’association on s’est mis à parler des problèmes pour essayer de les régler. On a développé une culture de l’écoute et de la parole qui s’était amoindrie avec la hausse des effectifs. Une écoute qui nous a par exemple permis de découvrir que certaines personnes prenaient en charge un nombre croissant de tâches non faites par d’autres. Que les salariés faisaient régulièrement des prestations demandées par certains clients mais non prévues dans les contrats, et donc non rémunérées. Que de nombreuses personnes ne connaissaient pas leur emploi du temps à l’avance et avaient l’impression de courir partout, que les produits d’entretien qu’ils utilisaient étaient peu efficaces…

On a cherché des solutions dans l’association plutôt qu’à l’extérieur. Notre première réaction a été de recruter une personne pour aller chercher des nouveaux clients, de lancer des nouvelles activités. Un réflexe qui consistait à ajouter des choses pour régler les problèmes. Or pour faire bouger les choses en profondeur, nous avions besoin de travailler sur nos comportements, nos croyances.

On a assumé de dire non. Une association est faite pour aider et elle est aidée. C’est donc difficile de dire non, en particulier à ses partenaires. Avec le temps, l’association avait accumulé différents projets et activités sans nécessairement disposer des moyens humains et financiers en face. Cela a créé des difficultés récurrentes d’ordre humain, financier, organisationnel. La crise qu’on a traversée nous a permis de dire non à certains projets qui nous mettaient en difficulté. On a interrogé certaines activités au regard de nos objectifs – l’insertion et l’animation dans le quartier – et décidé d’en arrêter certains. Cela nous a permis de concentrer notre énergie sur nos activités essentielles tout en gardant de bonnes relations avec nos partenaires qui ont été très compréhensifs.

On a remis à plat le cadre des décisions. Les décisions reposaient sur un fonctionnement « familial » et dataient d’une époque où la taille de la structure était plus petite. Certains processus n’existaient pas, d’autres n’étaient plus appliqués. Résultat, certaines décisions n’étaient pas prises et quand elles l’étaient, elles pouvaient être mal vécues. Les discussions entre le bureau et la direction sur certains recrutements pouvaient durer des mois et se terminaient par un compromis qui fonctionnait difficilement. Avec le cabinet Nexus, on a travaillé sur les rôles des instances (conseil d’administration, bureau, comité de direction) et des salariés pour clarifier la prise de décision, la rapprocher du terrain et responsabiliser les personnes. La facilitation des décisions passe aussi par un meilleur partage de l’information (comptes-rendus, comptes…). Le fait d’avoir une répartition des rôles et un cadre de décision beaucoup plus clairs a facilité la vie de tout le monde. Les recrutements par exemple sont maintenant assurés par la responsable des ressources humaines, un homologue et le supérieur hiérarchique. Le bureau n’intervient que dans les recrutements des membres de la direction. Les créations de poste sont discutées et décidées en fin d’année selon les besoins et les moyens et non plus en fonction des souhaits ou des opinions, ce qui renforce le dialogue et l’acceptation des décisions.

Conclusion

Les problématiques de temps et de charge de travail sont souvent vus comme des sujets individuels et objectifs. Comme des défaillances personnelles qui sont à régler à l’échelle individuelle par des techniques d’organisation (todo lists, plages de travail, gestion des mails…).

Le sujet du temps dans l’association a d’abord été perçu comme un problème quantitatif à aborder avec des solutions quantitatives : nombre de salariés, montant de chiffre d’affaires, nombre d’heures. Il est progressivement apparu comme le reflet de réalités plus subjectives : communication, répartition des rôles, prise de décision, souffrance au travail. Le fait d’aborder patiemment ces sujets a permis à l’association d’améliorer la qualité du travail. C’est par effet de ricochet que les dimensions qualitatives de l’activité (chiffre d’affaires, rentabilité…) se sont restaurées.

Quand les difficultés de gestion du temps se retrouvent à l’échelle d’une organisation, elles révèlent souvent des problématiques structurelles. Le rapport au temps n’est pas la donnée purement objective, quantitative et optimisable qu’on veut généralement voir. C’est aussi – et surtout – une réalité éminemment subjective qui constitue un excellent indicateur qualitatif de bien-être dans une organisation. Le rapport au temps peut révéler les dysfonctionnements profonds d’un groupe comme la souffrance au travail, les conflits passés sous silence, un modèle économique qui s’essouffle… Écouter une organisation sous l’angle de son rapport qualitatif au temps peut donc permettre d’améliorer son fonctionnement global et le vécu de ses membres.

Vous êtes arrivés à la fin du morceau.

PS : bravo et merci à tous les salariés de la Régie, aux membres du bureau et aux partenaires qui ont tous relevé ce défi, en particulier Anne, André, Monique, Carlos, Guillaume et bien sûr Hélène. Sans oublier Matthieu