Les années que j’ai passées à coacher des dirigeants d’entreprise m’ont souvent amené sur le terrain des ombres : celui de nos incohérences, de nos contradictions, de nos manquements ; ces aspects de nous dont on préfère ne pas parler, même à nous-même…

 

Travailler avec les ombres m’a permis de découvrir qu’il y a généralement 3 personnes à l’intérieur du/de la dirigeant.e assis.e en face de moi :

 

  1. Le/la dirigeant.e idéalisé.e: c’est-à-dire l’image idéalisée que la personne se fait de ce qu’un.e dirigeant.e devrait être, des comportements, du style qu’un leader devrait démontrer. Cette image idéalisée est généralement le réceptacle des projections personnelles et systémiques que la personne a introjectées : les injonctions parentales, puis celles des professeurs et autres figures d’autorité, les injonctions culturelles, tant nationales qu’organisationnelles, les soi-disant définitions du leadership qui mettent l’accent sur des qualités généralement héroïques, et souvent surhumaines. Alors que le/la coaché.e commence souvent un coaching avec le désir que cette démarche lui permette de devenir ce.tte ‘dirigeant.e idéalisé.e’, un des objectifs du coaching est de permettre à cette représentation inatteignable de mourir, car, tant qu’elle sera active, elle ne fera qu’étouffer l’être unique, semblable à personne d’autre, qui cherche à incarner son propre style.

 

  1. Le coaching doit donc s’efforcer de partir du Moi réel dans un rôle de dirigeant.e: en tant qu’être humain, promu dans ce rôle, qu’est-ce que je vis, vraiment ? Quelles sont les forces que j’apporte dans mon rôle, les énergies et les talents qui me sont propres ? Mais quelles sont aussi mes tensions internes, mes ambivalences, mes paradoxes ? Quelles sont, donc, mes zones d’ombres, et quels scénarios du passé y régissent encore, quelles blessures, quels besoins jamais satisfaits de l’enfant que j’ai été continuent de vivre dans l’adulte que je suis devenu.e … ?
  2. Une fois le/la dirigeant.e idéalisé.e mort.e, et une fois le terrain du Moi réel travaillé, le coaching peut alors accompagner l’accouchement du Moi qui demande à naître dans ce rôle de dirigeant.e … ou pas ! Qui suis-je, quelle intention profonde m’anime, quels talents j’apporte au monde – et comment m’affranchir du/de la Dirigeant.e idéalisé.e pour imaginer une nouvelle manière d’être pleinement moi-même, dans un rôle de dirigeant.e que je prendrais justement de cette nouvelle manière, et non pas selon les vieux schémas mentaux personnels et systémiques que j’avais introjectés. Comment rester suffisamment libre, aussi, de réaliser que peut-être qu’être dirigeant.e (en tout cas dans cette organisation) n’est pas fait pour moi, que c’était peut-être plus le désir de quelqu’un d’autre, que j’essayais de satisfaire, et que c’est en fait à un autre rôle que je suis appelé.e ?

 

Au fil des accompagnements que j’ai menés auprès de nombreuses organisations, très diverses les unes des autres, je trouve que ce schéma tridimensionnel s’applique généralement très bien à leur situation.

Un type d’organisation parmi d’autres sont les congrégations religieuses qui – et je l’ai appris en les accompagnant – sont en proie à des enjeux souvent très similaires à ceux d’autres organisations avec lesquelles nous sommes peut-être plus familiers : multinationales, PMEs, ONGs… Enjeux de leadership, d’innovation, d’accompagnement du changement, de gestions des conflits, des resistances, etc. Parmi les choses qui les distinguent, il y a les énormes projections qu’elles subissent, tant par l’extérieur que par leurs propres membres. Et c’est peut-être pour cela que ce modèle s’y applique particulièrement bien, même si je l’ai testé aussi avec succès dans des grandes entreprises, qui cherchent, par exemple, à se réinventer.

  1. En effet, un des obstacles principaux à dépasser, pour ces congrégations religieuses, est La Congrégation idéalisée: le réceptacle des projections externes sur leur soit-disant sagesse véhiculées par de nombreux ouvrages, ou par un inconscient collectif qui ne s’est peut-être jamais vraiment affranchi du clergé comme porteur de qualités supra-humaines, quasi divines. Mais aussi des projections internes venant des membres de la Congrégation eux-mêmes sur leur Charisme, leur Mission, sur tout le bien que leur congrégation a pu faire, et continue de faire, dans le monde. Quand je rencontre une congrégation pour la première fois, c’est souvent cette congrégation idéalisée qu’ils/elles me présentent : la grandeur de leur histoire de fondation, la ferveur de leurs membres à diffuser – et donc vivre – l’évangile, la parole de Dieu, etc. A ce moment-là, je les sens prisonniers de ce carcan de projections, dans lequel aucun des problèmes qu’ils vivent, et pour lesquels ils me demandent de l’aide, ne peut exister, ne peut être expliqué, voire pensé – et ne peut donc être résolu. Paradoxalement, cette image toute vertueuse, toute-puissante d’eux-mêmes les rend impuissants à agir pour transformer la situation problématique dans laquelle ils se trouvent.

 

  1. Mon travail consiste donc à leur permettre de se connecter à leur Congrégation réelle, c’est-à-dire à l’expérience vécue par l’ensemble des membres de cette congrégation aujourd’hui ; et d’en nommer ses forces, ses énergies, ses talents, ses accomplissements, mais aussi ses dysfonctionnements, ses paradoxes et ses zones d’ombre, nées ou entretenues par des problèmes de structures, de processus, mais aussi et souvent d’abord par une prise inadéquate du rôle de membre, et du rôle de leader. Aujourd’hui, je me rends compte combien ce passage par les zones d’ombres est primordial, car c’est lui qui permet de réduire l’écart entre la théorie professée et la théorie effectivement utilisée (comme l’ont si bien décrit les professeurs Argyris et Schön du MIT). Et c’est ce passage par les ombres qui permet aussi la mort de la Congrégation Idéalisée, et qui ouvre l’espace pour que quelque chose de nouveau puisse émerger.
  2. Et dans ce « mystère de Pâques » qui suit la mort de la Congrégation idéalisée, nous pouvons alors faciliter l’émergence de la Congrégation qui demande à (re)naître … ou à devenir autre chose. Pour certaines, ce sera en revisitant leur Raison d’être, leur Mission fondamentale, et en l’adaptant aux réalités de ce 21ème siècle qu’elles trouveront de nouvelles manières de vivre et travailler ensemble, et d’impacter le monde – des manières beaucoup plus congruentes avec les besoins du monde, leur Charisme, et leurs capacités réelles (et non plus fantasmées sur les années de gloire) d’agir dans ce monde. Pour d’autres, elles se rendront compte qu’elles sont en train de vivre le crépuscule de leur congrégation, l’enjeu étant alors de transmettre leur charisme à des laïcs et de concentrer leurs énergies sur l’enjeu de faire du vieillissement leur nouveau territoire missionnaire.

 

 

Selon mon expérience, ce modèle peut s’appliquer à toutes sortes d’organisation, sauf les start-up, qui, comme leur nom l’indique, viennent juste de naitre. Mais pour toute entreprise un peu mature, pour toute ONG avec déjà quelques succès derrière elle, pour tout service public qui a su, dans le passé, remplir sa mission, l’obstacle est le même, que ce modèle peut aider à surmonter : quelle idéalisation s’est construite autour de notre organisation, et de ses gloires passées, qui aujourd’hui étouffe notre capacité à nous réinventer, nous régénérer ? En mettant, ensemble, des mots dessus, et en laissant mourir ces idoles, vous trouverez le chemin de votre régénération.