Juin 2023 : je reprends ma marche à Landry dans la vallée de la Tarentaise où je me suis arrêté l’année précédente. Je démarre tranquillement, je commence mes journées tôt, j’augmente progressivement les distances et la cadence. Les fin de journées sous la canicule sont intenses mais mon corps suit. Et le parc de la Vanoise est fabuleux. Je marche presque seul en dessous des immenses glaciers, je croise pleins de marmottes et j’aperçois même des Gypaètes Barbus réintroduits récemment.

Le quatrième jour, je sens que la machine commence à s’emballer. Je pousse plus loin que prévu et j’atteins un refuge après neuf heures de marche. La douche et le repas chauds font du bien. Le lendemain le temps se couvre, ça monte sec. Je me fais doubler par un type qui devient mon lièvre, j’accélère. Pendant une heure je le suis dans les rochers en manquant plusieurs fois de glisser. Pendant une pause dans un immense refuge en bois qui vient d’être construit, j’entends qu’un marcheur vient d’être emmené en hélico, il s’est cassé le nez en glissant. Je reprends le chemin toujours à un bon rythme même si j’ai perdu le lièvre. Je glisse sur un rocher dans une descente. L’image du marcheur me revient en pleine tête comme un avertissement. Si je ne veux pas me casser le nez, je dois ralentir. Rien ne presse, je suis en avance sur mon objectif. A 14h, je décide de me poser pour déjeuner, me laver et faire une sieste. Je chercherai un endroit pour dormir plus tard.

Le berger m’observe depuis plusieurs heures du haut de son rocher. Quand je croise son troupeau en cherchant un endroit pour dormir, il m’interpelle et me demande où je vais. Je le rejoins sur son rocher où il s’avère être une bergère. Elle me propose de planter ma tente à côté de son chalet. On commence à discuter de son métier et de sa vie en ramenant le troupeau. La conversation se poursuit dans le chalet autour d’une tomme de chèvre et d’une bière. J’ai toujours été fasciné par la vie de berger. Les bergers sont revenus depuis quelques années, en même temps que les loups. La bergère est là pour protéger ses huit cents brebis contre les loups. La nuit elle les entoure d’une clôture électrifiée. Si elle entend un loup, elle met la musique à fond et allume des pétards pour le faire fuir. Après c’est le boulot du patou. Impossible de savoir si le chien de berger va attaquer et qui va gagner. Chaque nuit elle a peur de perdre une brebis. Qu’est-ce qu’elle pense du retour des loups [1]? C’est comme ça. Chacun son boulot. Le loup mange les animaux, les bergers protègent les brebis, elles donnent du lait et entretiennent les paysages, les randonneurs se baladent. Elle a l’impression d’être à sa place, de faire sa part du boulot.

Son mélange d’engagement et de sagesse me stupéfient. En reprenant la marche, un troisième apprentissage se dessine progressivement. Un système, c’est un mouvement. On ne peut pas toujours y faire grand-chose. J’ai changé des éléments de mon système, fait un apprentissage clé dans la douleur mais je reste capable de perdre tout ça de vue et de repartir dans les mêmes erreurs. Le marcheur au nez cassé m’a servi de signal d’alerte et rappelé les apprentissages. Mais une prochaine fois je marcherai trop, je me perdrai et je serai mal. Je prends pris conscience que malgré tous les gardes fous que j’ai mis en place, je reste fondamentalement impuissant face au changement. Et que ça n’est pas si grave. Ça ne m’empêchera pas de profiter de cette randonnée. Je me sens libéré d’un poids, soulagé.

Pour Donnella Meadows, une fois tous les leviers activés pour changer un système, le plus puissant     est de lâcher prise en acceptant notre pouvoir limité face à la complexité des systèmes. De lâcher cet ultime paradigme qui consiste à croire qu’on peut changer un système en le connaissant. On ne peut pas contrôler un système ou le comprendre. Mais on peut danser avec.

Sur mon chemin de randonnée, plutôt que de chercher à comprendre le système, il ne me restait plus qu’à marcher.

Merci à Elodie pour son soutien et Bertrand pour les bouts de GR ensemble.

[1] La réintroduction des loups est souvent utilisée comme exemple dans les approches systémiques https://www.youtube.com/watch?v=Hzfsj-91ATc