Les concepts les plus brillants peuvent être très simples et pourtant difficile à assimiler. C’est ce que j’ai ressenti en découvrant l’approche systémique et le travail de Donnella Meadows[1]. Puissant mais complexe. Pour comprendre il m’a fallu du temps et pas mal de kilomètres.

Chaque été depuis 2021 je pars marcher seul en montagne. Ça parait facile : pas de contraintes, on décide de tout, tout seul. En réalité, c’est impitoyable : on est face à nous-même dans la nature et on affronte seul les conséquences de nos actes. Forcément, ça fait réfléchir. Cette expérience m’a permis de beaucoup apprendre sur moi – souvent à mes dépens – et de vivre ce que signifie changer un système

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Apprentissage 1 – Tour du Mont Blanc 2021

La préparation de cette marche s’annonce simple : je l’ai faite avec des amis il y a vingt ans. Il suffit de racheter un guide pour l’itinéraire, prendre les billets de train et compléter mon matériel (tente, duvet, tapis, réchaud…). A l’approche du départ, je sens le stress monter. Je regarde compulsivement l’appli de Météo France, inquiet à l’idée de marcher seul par mauvais temps. Et je consulte encore plus compulsivement la liste des régions « rouges » de l’Office Fédéral de Santé Publique Suisse[2] dont les habitants sont interdits dans le pays en cette période de COVID. Le jour du départ, Météo France prévoit grand beau pendant une semaine, mais Paris reste désespérément dans la liste rouge Suisse. Je pars quand même – un peu fébrile – on verra bien !

Le 11 juin, je descends du train pour rejoindre le GR[3] « TMB » à Saint-Gervais en Haute-Savoie. Je suis rapidement confronté à des éléments extérieurs qui me soumettent à un sérieux yoyo émotionnel. Ma crainte du mauvais temps et de la police Suisse m’ont fait sous-estimer un certain nombre de réalités.

  1. La température. La météo est magnifique mais c’est la canicule. Commencer à monter à 35 degrés après une pizza paysanne en terrasse n’était pas la meilleure idée du monde. La première heure est violente, je décide de partir tôt les jours suivants pour monter à la fraiche.
  2. Le poids. Après un doute sur le poids de mon sac la veille du départ (17 kilos) je me suis dit que ça irait. Je ne voyais pas trop ce que j’aurais pu retirer. Après une heure de marche à souffrir du dos et des poumons, je commence à avoir quelques idées. La peur de manquer m’a fait prendre trop de matériel, d’eau et de nourriture.
  3. La neige. Pendant une première pause, le bureau des guides de Saint-Gervais m’annonce qu’il y a deux mètres de neige en haut du premier col : ça ne passe pas. Je tombe de très haut. Je n’ai même pas pensé à me renseigner sur les conditions d’enneigement. Qu’est-ce que je fais maintenant ? Après un moment de panique, l’Office de Haute Montagne de Chamonix me rassure en m’indiquant au téléphone que ça passe avec des crampons. J’en achète le premier soir avant l’ascension du fameux col de la Croix du Bonhomme. Je passe une mauvaise nuit dans ma petite tente en appréhendant la montée dans la neige. Je décide de partir avant le lever du soleil pour éviter les glissades. Je monte à la fraiche sur un sentier puis avec mes crampons dans la neige de plus en plus épaisse. L’ascension est physique mais je reste à l’ombre et la peur me donne des ailes. Arrivé au col, j’aperçois le toit d’une cabane enfoncée dans la neige. Victoire !
  4. L’eau. Je déchante en commençant la descente en plein soleil. La neige commence à fondre et mes jambes sont fatiguées, mon pas mal assuré. Impatient d’atteindre le camping après cette deuxième journée, je cours dans la descente et glisse dans une flaque de neige fondue. L’atterrissage est violent. Bilan : un bâton cassé, un genou et un coude en sang. Je reprends la descente lentement avec un baston rafistolé. Pas grave mais douloureux. Et humiliant.
  5. La lumière. En descendant vers l’Italie le lendemain, la réverbération du soleil sur la neige me brûle tellement le cou et les mollets que je pèle pendant le reste du séjour. Le lendemain, je rencontre une randonneuse dont les brûlures ont dégénéré en cloques sur le visage. Je ne lâche plus mon tube de crème et mon pantalon.

En théorie des systèmes, ces expériences sont appelées changement de type 1[4]. Mon environnement et mon corps m’ont envoyé des informations sur mes actions – des rétroactions ou feedbacks – qui m’ont fait opérer des changements sur certains éléments de mon système : informations, matériel, provisions, rythme, horaires. Les feedbacks que j’ai reçus sont d’ordre « négatifs » c’est à dire qu’ils m’ont incité à ajuster des phénomènes à la baisse : fatigue, brûlures, chargement, distance…. En psychologie comportementale, ce type d’apprentissage avec détection puis correction d’une erreur est appelé simple ou « single loop learning »[5].

Après avoir franchi le col Ferret pour arriver en Suisse, la fin de la randonnée me mène à un autre constat. Malgré mes 38 ans, plus la marche avance, plus mon corps s’habitue et c’est facile. Au point d’avaler deux étapes en une journée et de ne plus sentir le poids de mon sac à la fin du tour. En théorie des systèmes, on parle d’une boucle de rétroaction positive. En constatant que je pouvais aller plus vite et plus loin sans dommage, j’avais été encore plus vite et encore plus loin.

 

[1] Ecologiste, experte des systèmes complexes autrice entre autres de « Leverage points, places to intervene in a system » (1997) et coautrice des « Limites à la croissance » (1972)

[2] Le TMB traverse trois pays frontaliers : la France, l’Italie et la Suisse

[3] Chemin de grande randonnée

[4] Voir Gregory Bateson et l’école de Palo Alto

[5] Voir Chris Argyris et Donald Schön