Le déni est remis en question

Dans son splendide article, la célèbre chercheuse en systèmes Donella Meadows (1999) explique comment, dans un complexe d’appartements aux États-Unis où les maisons étaient plus ou moins identiques, la consommation d’électricité était 30 % moins élevée dans un bloc particulier que dans les blocs environnants.

Alors que l’isolation, le nombre d’appareils, le coût de l’électricité, etc. étaient tous les mêmes, la seule différence était l’emplacement du compteur : dans l’entrée pour les maisons qui consommaient moins d’électricité, au sous-sol pour les autres maisons.

Passer devant le compteur et avoir ainsi un accès constant à ses informations est ce qui a fait la différence. Toute activité anormalement élevée pourrait être remarquée rapidement, ce qui permettrait de trouver la cause profonde et de prendre des mesures correctives. Ainsi, le positionnement du compteur apporte « des informations à des endroits où elles n’arrivaient pas auparavant, amenant les gens à se comporter différemment ».

Aujourd’hui, l’humanité a également accès à des informations qu’elle n’a jamais eues auparavant. Outre les médias traditionnels, nous disposons de nouveaux canaux d’information brute et non filtrée : le GIEC pour le changement climatique, mais aussi Wikileaks, Edward Snowden, les fuites de Panama, etc. De plus, nous sommes aujourd’hui immergés dans une plateforme qui diffuse et relie toutes ces informations en un instant : le Web.

Dans ce contexte, nous sommes inondés de preuves des conséquences de nos actions et des interconnexions entre ce que nous faisons et l’impact que cela a sur le monde et, dans les cercles, sur nous.

Ce flux d’informations peut exacerber notre déni et notre désaveu individuels et sociétaux, ou, comme le compteur électrique le fait pour les familles mentionnées par Donella Meadows, il peut nous donner l’élan nécessaire à une action transformatrice.

 

Du business fondé sur le déni à une économie régénératrice

Cette action transformatrice nous obligerait, pour citer à nouveau Lawrence, à passer à la position dépressive, dans laquelle « nous déplaçons la préoccupation principale de la survie du moi à la préoccupation de l’objet dont l’individu dépend ». Bien que Lawrence se réfère ici à une dynamique intra-psychique, nous pourrions étendre son argument aux niveaux organisationnel et social : en déplaçant notre préoccupation première de la survie de notre entreprise vers une préoccupation pour les objets dont notre entreprise, et même nous-mêmes, dépendons : les écosystèmes naturels et les systèmes sociaux qu’ils hébergent.

Cela signifie qu’il faut se débarrasser des angles morts qui nous maintiennent dans le « faux monde » et habiter mentalement et de tout cœur le « vrai monde », où les résultats (et non plus seulement les extrants) deviennent nos principes directeurs, où les impacts directs et indirects de nos activités ne sont plus définis comme des externalités, mais reviennent au centre de nos décisions stratégiques.

Tel est l’objectif de l’économie régénératrice : assumer des rôles dans des organisations qui peuvent générer la prospérité personnelle, la prospérité du système et, en fin de compte, la prospérité de l’écosystème, tout cela en même temps, sans que l’un soit ignoré au détriment des deux autres. La figure 2 illustre ce à quoi cela pourrait ressembler.

Leadership avec raison d'etre

Pour en revenir au diagramme que nous avons présenté plus tôt dans cet article (Figure 1), cela signifie entrer dans l’espace du « leadership par la raison d’ëtre » : un espace dans lequel vous mobilisez le Système dans lequel vous travaillez pour avoir un impact dans le monde qui soit congruent avec le monde dans lequel vous voulez vivre (et dans lequel vous voulez que vos petits-enfants vivent).

Pour beaucoup, cela peut prendre la forme, comme ce fut le cas pour Michael, de l’abandon de l' »ancien » pour promouvoir le « nouveau », par exemple, en quittant une organisation du 20e siècle pour créer une entreprise plus petite, organisée dès le départ avec l’objectif clair d’avoir un impact positif dans le monde. Nous ne pouvons pas encore savoir jusqu’où cette tendance va s’étendre, mais étant donné le niveau d’imprévisibilité qui caractérise notre époque actuelle, nous pourrions imaginer un avenir dans lequel les grandes entreprises dinosaures s’effondrent et disparaissent, tandis que de nouvelles organisations motivées par un but précis émergent et se développent à leurs côtés, remplaçant cet écosystème d’entreprise obsolète.

Cependant, pour beaucoup, ce n’est pas une option, et la question peut être « Comment puis-je être un leader en guidant au travers de la raison d’être, au sein de mon organisation ? ».

Dans de nombreuses organisations, cela est possible en apportant plus d’informations du terrain et en engageant les décideurs clés autour de ces informations. Toutefois, pour qu’ils y parviennent, la culpabilité et la honte (les plus susceptibles d’être ressenties en réalisant leur rôle) devront être contenues, afin de ne pas accabler les gens et de ne pas induire de régression.

Notre expérience de travail avec les entreprises nous indique que cela nécessite une approche différente de celle utilisée, par exemple, dans les conférences sur les relations de groupe ou la psychothérapie : par exemple, étant donné que le fait de nommer directement ces sentiments pousserait probablement d’autres mécanismes de défense autour d’eux, il serait plus productif d’entrer dans l’espace transitionnel du jeu en organisant une réunion hors site pour explorer ensemble les futurs possibles.

Une fois que le « sensing » (voir Scharmer, 2013) du Contexte et du Système a été réalisée collectivement, nous pouvons passer à la mise en évidence conjointe des limites du modèle actuel, en soulignant ce qui ne peut pas continuer dans le futur si nous voulons maintenir la santé financière de l’entreprise et, en même temps, contribuer à un monde qui répond à nos besoins, à nos attentes et à celles des générations à venir.

Il sera alors temps d’engager le collectif à imaginer des futurs souhaitables, en faisant appel à son esprit ludique, à son imagination et à sa créativité pour résoudre l’équation de base de l’économie régénérative : à quoi ressemblerait une entreprise capable d’accroître sa propre prospérité, celle de ses employés et de contribuer en même temps à la prospérité de nos écosystèmes ? Qu’est-ce que nous arrêterions de faire, qu’est-ce que nous commencerions à faire, et qu’est-ce que nous ferions différemment ?

Fondamentalement, plutôt que de simplement souligner ce qui n’allait pas dans le passé (ce qui ne fera qu’exacerber la culpabilité et la honte, ainsi que les mécanismes de défense associés), nous devons amener les décideurs à créer des histoires de futurs possibles et souhaitables, qui stimuleront leur désir de s’engager dans la transformation nécessaire. C’est le fondement philosophique du documentaire à succès de 2015, Demain : ne pas engager les gens par la culpabilité, la honte et la peur de l’état de la Terre, mais plutôt par l’optimisme, l’espoir, l’imagination et la créativité.

Les actions ne seront donc pas motivées par un souci de réparation, c’est-à-dire de réparer les dommages pour lesquels nous nous sentons si coupables et honteux. Ils seront plutôt développés dans un esprit de régénération, c’est-à-dire en permettant à la vie d’avancer et en développant les conditions pour plus de vie.

Dans certaines organisations, une approche différente est possible, d’autant plus qu’elles ont atteint un nouveau niveau de maturité, devenant ce que Frédéric Laloux (2014), dans son livre révolutionnaire Reinventing Organisations, appelle des organisations Teal. Selon Laloux, les organisations Teal mettent en œuvre un paradigme émergent pour le 21e siècle et prospèrent en termes d’affaires, grâce aux trois piliers autour desquels elles fonctionnent : self-management, wholeness et raison d’être évolutive.

Dans ce cadre conceptuel particulier, la « plénitude » signifie la capacité (et la liberté) de se donner entièrement au travail, ce que Michael ne pouvait pas faire dans son entreprise pharmaceutique. Ceci, à son tour, est lié au concept de finalité évolutive, c’est-à-dire l’impact qu’une organisation est censée générer dans son écosystème. Selon F. Laloux, les entreprises prospèrent lorsque les personnes, qui peuvent être pleinement elles-mêmes au travail, s’autogèrent pour percevoir et répondre aux opportunités et aux menaces dans leur contexte, sur la base de l’objectif évolutif de l’organisation pour laquelle elles sont employées. Ce faisant, note F. Laloux, les gens développent naturellement une conscience de l’impact de leurs activités sur le monde qui les entoure et une motivation pour réduire l’impact négatif et promouvoir le positif.

Ces nouveaux modèles d’organisation, ainsi que l’ensemble du mouvement de « leadership libérateur » (Carney & Getz, 2009), suscitent un vif intérêt dans le monde de l’entreprise. Une façon d’engager sa propre organisation dans la transformation pourrait donc être d’initier un processus de transformation vers une organisation Teal/libérée.

 

Conclusion

Reconnaître notre rôle peut être décourageant, car cela nous oblige à faire face à la culpabilité et à la honte d’avoir contribué à co-créer un monde dans lequel il n’est pas très sain de vivre. Pour ceux d’entre nous qui ont l’habitude de créer des espaces pour nommer et traiter ces sentiments, une nouvelle approche est peut-être nécessaire pour aider les gens à surmonter leur peur de la transformation et du changement.

 

Dans cette nouvelle approche, l’imagination et la créativité, ainsi qu’un engagement à travailler avec des informations provenant du terrain, peuvent aider à créer d’abord un conteneur sûr appelé « avenir souhaitable », qui sert ensuite à nous aider à accéder à notre moi compétent et à naviguer dans cet espace de transition. Ce n’est qu’alors, et à notre propre rythme, que ces sentiments trouveront une voix pour s’exprimer, et que notre reconnaissance de ces sentiments alimentera la volonté de régénération.