Jusqu’où peut-on être libre au travail ?
Anabelle occupe un poste très prometteur dans le département des produits en ligne d’une prestigieuse société d’investissement à Paris. Elle vient à des séances de coaching mensuelles depuis quelques mois parce qu’elle est aux prises avec des problèmes de management au sein de son équipe et qu’elle aimerait explorer comment les gérer différemment. En parallèle, elle ne s’entend pas avec son patron, qui, selon elle, la micro-manage et étouffe ainsi ses capacités.
Un jour, elle arrive, l’air beaucoup plus gai, tout sourire et légèreté. En s’asseyant, elle se lance tout de suite dans l’annonce de la grande nouvelle : “Je quitte mon travail !”. Elle continue en me disant à quel point elle se sent mieux depuis qu’elle a pris cette décision, à quel point elle se sent plus légère, que les derniers mois ont été étouffants au travail, avec son patron toujours sur son dos, ne lui laissant aucune liberté, que la liberté est importante pour elle, et comment en prenant cette décision de démissionner elle a l’impression de retrouver sa liberté…
Plutôt que de la féliciter, je lui ai répondu sous forme de question : “Es-tu sûre que c’est en toute liberté que tu as pris cette décision ?”. Cela a dû lui faire l’effet d’une douche froide, je suppose….
“Oui, bien sûr, mais pourquoi dis-tu cela ? Je ne me sentais pas bien dans l’équipe, Fred [son patron] me traite comme un enfant de 8 ans, j’ai travaillé si dur pour arriver là où je suis, alors je veux choisir ce qui est bon pour moi et ce qui ne l’est pas. C’est pourquoi j’ai fait ce choix, et cela m’a libéré – à la fois le résultat (je peux choisir où aller maintenant), et le processus (enfin, je pouvais exercer ma liberté, plus de cet environnement étouffant !) Alors pourquoi essayes-tu de gâcher mon plaisir ? Tu as peur que notre coaching prenne fin prématurément et que tu perdes un client ?”.
Oui, bonnes questions. Pourquoi me suis-je demandé si elle avait agi en toute liberté, plutôt que de me réjouir avec elle de quelque chose qui lui avait clairement procuré de la joie ? Étais-je contrarié qu’elle ait pris cette décision sans en parler d’abord lors de nos séances de coaching ? Etais-je – comme elle l’a suggéré – inquiet de perdre un client, ou du moins de craindre une fin prématurée de notre relation de travail ? En tant que coach, j’estime qu’il est de mon devoir de remettre en question mes propres dynamiques internes, de peur qu’elles ne viennent me faire dérailler de mon rôle.
Mais rien de tout cela n’a résonné en moi. Paradoxalement, j’ai ressenti un certain sentiment de non-attachement, de “liberté intérieure” comme diraient les Jésuites, par rapport à la décision prise en dehors de nos sessions, ou à la perspective de la fin du coaching.
Ce qui m’a frappé lorsqu’elle m’a annoncé sa nouvelle, c’est plutôt une immense impression de déjà-vu. L’histoire qui se répète, des schémas inconscients qui tissent leur toile et attrapent leur proie sans qu’elle ne s’en rende compte. Il n’y avait là pour moi aucune liberté, mais plutôt le sentiment qu’elle était une marionnette manipulée par son propre drame intérieur – c’est ce qui a généré chez moi une réponse aussi directe – et sans doute dérangeante.
Un peu d’histoire me parait nécessaire ici.
Annabelle est l’aînée d’une fratrie de 4 enfants, avec des parents probablement aimants, mais certainement anxieux (c’est leur premier enfant !), qui a grandi avec un sentiment de restrictions constantes : elle ne pouvait pas sortir pour jouer quand elle était enfant, ni aller à des fêtes avec ses amis quand elle était adolescente ; ses matières scolaires étaient choisies pour elle par ses parents, tout comme son parcours universitaire plus tard – jusqu’à son premier acte d’affirmation de soi, quand elle a abandonné ses études d’ingénieur pour s’inscrire dans l’une des meilleures écoles de commerce de France.
Sa carrière démarre alors de manière prometteuse, lorsqu’elle est recrutée par Total, après un stage de 6 mois. Mais rapidement, elle s’impatiente, sentant que sa créativité est bridée, que la culture managériale est infantilisante ; elle cherche alors une porte de sortie et démissionne.
Son passage chez Danone a été plus prometteur ; elle a aimé la culture de l’entreprise et a occupé plusieurs postes jusqu’à ce qu’elle se retrouve (à nouveau) avec un patron qui, selon elle, lui bridait les ailes, mais semblait laisser les autres membres de l’équipe s’en tirer à bon compte (“comme à la maison quand j’étais petite”, a-t-elle commenté une fois lors d’une séance de coaching, “quand on me disait sans cesse que je ne pouvais pas faire ceci ou cela, mais que plus tard, mes frères et sœurs étaient autorisés à faire beaucoup plus que moi”). Annabelle a donc quitté son emploi – une nouvelle fois.
Elle a ensuite fait un passage dans une banque de détail, qui s’est terminé de la même manière et pour les mêmes raisons.
Et maintenant cette nouvelle décision ; autrement dit, 4 fois en 12 ans environ. Je n’y peux rien : mon travail consiste à essayer d’identifier les schémas répétitifs de mes clients, et à les aider à les découvrir. Et ce que le schéma d’Annabelle révélait, c’est que, loin d’agir sous l’effet d’une liberté intérieure, elle était en fait en train de répéter impuissamment un schéma qui avait régi sa vie jusqu’à présent – la trompant en lui faisant croire qu’elle faisait des choix libres, alors qu’en fait elle projetait inconsciemment ses expériences d’enfance non travaillées sur sa situation professionnelle actuelle, et se rebellait contre elle d’une manière qu’elle n’avait pas été capable de faire dans son enfance.
Si c’était la liberté qu’elle voulait, il fallait qu’elle se libère du modèle même qui contrôlait son comportement. Il faudrait alors qu’elle reconnaisse et assume les sentiments que le fait de grandir avec de tels parents a déclenchés en elle ; qu’elle réintègre les parties d’elle-même qu’elle n’a pas été autorisée à exprimer ; et qu’elle apprenne à discerner et à décider à partir de “l’ensemble d’elle-même”, plutôt qu’à partir de cette partie blessée d’elle-même qui cherche sans cesse la réparation.
Dieu merci, notre relation de travail était très bonne, si bien qu’Annabelle – bien qu’elle m’ait posé ses propres questions difficiles – a pu m’écouter, confiante dans le fait que je parlais d’une manière ou d’une autre d’un endroit qui pouvait offrir une perspective intéressante, une perspective à laquelle elle pouvait être aveugle.
Et en effet, le reste de la session a été très constructif. Elle a été capable de reconnaître qu’elle répétait un vieux schéma enfoui depuis longtemps, et de surmonter ses sentiments initiaux de culpabilité et de honte de l’avoir répété.
Cependant, sa décision de quitter son emploi était prise, et notre tâche commune était maintenant de l’aider à gérer au mieux cette période de transition, et de faire le deuil : de son emploi, et de ces sessions de coaching, payées par son employeur actuel, qui prendraient fin lorsque son emploi chez eux prendrait fin.
Au cours des deux séances qui ont suivi – et qui ont été les dernières de notre travail ensemble – il est devenu de plus en plus clair pour elle que cette séance particulière avait été déterminante pour elle, car elle lui avait permis de voir enfin l’éléphant (ses schémas) dans la pièce (sa vie au travail), de le nommer, de le reconnaître, afin que la prochaine fois qu’elle y sera confrontée, elle ait – enfin ! – un vrai choix : suivre l’éléphant une fois de plus, ou lui demander de quitter la pièce.