Temoignage Entreprise liberée

L’affaire du courrier en retard

L’entreprise libérée, c’est quoi ?

C’est la question que je me pose après avoir quitté la société que j’ai créée il y a dix ans. J’ai d’abord commencé par une revue des différentes approches de l’entreprise libérée. Puis j’ai senti que c’était superflu et ennuyeux. Et je me suis remémoré les moments forts vécus pendant cette aventure, les émotions que j’avais ressenties. Parce qu’au fond c’est ça dont il s’agit : un changement progressif mais fondamental de la vision des relations dans les organisations.

Trop beau pour être vrai

En 2016, un ami m’envoie un lien vers une vidéo d’un certain Frédéric Laloux intitulée « Reinventing organizations » sur un nouveau type d’entreprise. En découvrant l’exemple des équipes autonomes de Buurtzorg, j’ai ressenti une forte émotion. Cette organisation de soignants aux Pays-Bas permettait à ses employés de faire leur métier de soignant à domicile de façon résolument humaine en leur faisant une confiance totale. Le simple fait que ça puisse fonctionner m’a profondément ému : c’était beau. Mais ce qui est beau peut faire peur, et j’ai trouvé ça trop beau pour être vrai. La démarche était inspirante mais trop radicale pour moi. Lâcher les commandes de la boite aux salariés, c‘était tout simplement impossible.

L’entreprise où je n’aurais pas aimé être salarié

La découverte de l’entreprise libérée m’a profondément marqué car cette vision fait appel à ma fibre utopique. Ma vocation d’entrepreneur est née de trois envies personnelles : travailler dans un secteur qui me passionne, être libre de mon temps et créer une entreprise où j’aurais aimé être salarié. Cette dernière envie faisait suite à la déception sur les modes de management rencontrés dans mes premières expériences professionnelles.

Au début et avec un seul salarié c’était relativement facile. Puis les choses se sont compliquées. Après quelques années, la société a connu une crise de croissance. Le décalage entre le développement des activités et le rythme des recrutements avait généré une hausse du travail en retard qui menaçait la qualité de service et nous faisait craindre de perdre des clients. Le stress ultime pour tout entrepreneur.

Pour y remédier, on (mon associé et moi) a procédé à des changements importants : nouveaux recrutements, renforcement de l’autonomie des salariés, clarification des objectifs, mise en place d’un logiciel métier. L’enjeu était de passer d’un mode familial où chacun faisait un peu de tout avec un maximum de clients à un fonctionnement où une équipe dédiée et soudée était concentrée sur des objectifs communs.

La réalité nous a rattrapés. Le travail en retard semblait ne jamais diminuer, comme le courrier chez Gaston Lagaffe. On a donc fait ce que le bon sens et notre entourage recommandait : le management par les objectifs. Tableaux de suivi des taches par salarié, objectifs trimestriels et primes individuelles en fonction de leur réalisation. Je n’étais pas très à l’aise avec cette approche, mais je n’en voyais pas d’autre et le temps pressait.

Cette méthode - pourtant éprouvée - nous a fait insidieusement basculer dans une culture de garde-chiourme. Une sorte de fausse liberté perverse où les salariés fixaient leurs objectifs mais on leur en suggérait et où les évaluations donnaient lieu à des discussions régulières et désagréables sur ce qui avait été atteint ou non et pourquoi. Le suivi des objectifs s’est mis à prendre de plus en plus de temps, à générer des tensions croissantes. Il nous avait transformé en flics et la charge de travail ne diminuait toujours pas... Moi qui accordais une importance forte au bien-être des salariés, qui voulais rompre avec le rôle du chef à l’ancienne, j’étais face à un énorme sentiment d’échec. On n’était clairement pas dans l’entreprise où j’aurais aimé être salarié.

Points de non-retour

Quand ces tensions ont généré de la souffrance chez les salariés, j’ai été profondément en colère contre ce système que j’avais encouragé, en contradiction frontale avec mes valeurs. J’ai senti qu’il fallait procéder à un changement profond et qu’on avait besoin d’aide extérieure. On m’a recommandé un consultant spécialisé dans la gestion des groupes, @Matthieu Daum. Cette rencontre a changé le cours de l’histoire des sociétés puis celui de ma carrière.

Matthieu était familier des idées de Frédéric Laloux. L’idée de l’entreprise libérée commençait à me tenter sérieusement. Après une phase d’intense réflexion pendant les vacances de Noël 2017, notre conviction était faite: on allait franchir le pas et devenir une entreprise libérée. Ça permettrait de mettre fin au micro-management devenu source de souffrance et tout le monde allait être plus heureux.

Sur les conseils de Matthieu, on a d’abord établi des principes fondateurs : (1) chacun est le meilleur pour décider sur son propre périmètre et (2) l’autonomie implique la responsabilité. Puis précisé le périmètre de liberté des salariés où ils allaient décider ensemble du nouveau fonctionnement : fiches de postes, objectifs, primes, horaires, télétravail, congés… Malgré quelques réticences initiales, l’équipe a élaboré des propositions fortes qui ont été mises en place « sans filtre » : fin des primes et des objectifs individuels, augmentation des salaires fixes, augmentation des congés, horaires libres… Chacun était libre et responsable des décisions sur son périmètre individuel, et seules les décisions impactant tout le monde ou menaçant l’avenir de la société devaient être prises ensemble. Balles neuves !

Les dirigeants libérés

Notre démarche allait nous libérer d’un poids, celui du secret. Dans notre esprit, être dirigeants et actionnaires impliquait de garder le secret sur les résultats et nos rémunérations. Cette vision nous conduisait à dissimuler les informations financières aux salariés alors qu’elles étaient consultables dans les classeurs comptables. Pouvoir prendre des décisions nécessitait que les salariés aient accès à toutes les informations financières. On n’avait donc plus rien à cacher. Le succès de l’activité et les règles de rémunération fixées avec mes associés m’avaient conduit à percevoir des sommes très élevées. Le fait de communiquer aux salariés le montant de ma rémunération m’a incité à la réduire à un niveau qui me paraissait plus juste tout en restant très confortable.

Cette effervescence de changements et de liberté allait m’amener à faire d’autres choix forts à titre individuel. Malgré nos bonnes relations, j’ai pris conscience de certains désaccords avec mes associés que je n’avais pas abordés avec eux. La « libération » de l’entreprise m’a conduit à imaginer un chemin différent et à racheter progressivement leurs parts.

Début 2019, un nouveau défi nous attendait, celui du budget. Le nouveau fonctionnement impliquait d’étudier en équipe les comptes de l’exercice écoulé et de valider le budget du suivant. Le principal enjeu du budget était le niveau des augmentations, sujet éminemment complexe dans les entreprises libérées. Je me souviens très bien de la veille de la réunion de budget. En comparant le chiffre d’affaires estimé par les salariés avec les charges que j’avais calculées, j’arrivais à un résultat nul. Les augmentations allaient nous mettre dans le rouge. Qu’est-ce que j’allais dire si l’équipe proposait des augmentations élevées ? Est-ce que j’allais trancher en reprenant le pouvoir comme plusieurs dirigeants d’entreprises libérées dans des moments de crise ? Est-ce qu’on ne s’était pas engagé dans un délire illusoire ? J’ai ruminé la question pendant des heures et j’ai fini par m’en remettre au sort, faute d’une solution. Quand j’ai présenté mon dilemme le lendemain aux salariés, leur réponse m’a stupéfié. Je restitue les échanges de mémoire :

  • Bah c’est très simple
  • Comment ça c’est très simple ? Je ne vois pas comment on va faire les augmentations sans créer de la perte.
  • Si c’est très simple, il n’y aura pas d’augmentations.
  • Pas d’augmentations ? Mais il y en a eu tous les ans depuis la création de la boite !
  • Bah oui, mais on ne va quand même pas creuser la perte en s’augmentant.

Et le sujet a été réglé comme ça. Le sort a bien fait les choses, l’année a été bien meilleure que prévue et tout le monde a reçu un intéressement important qui remplaçait l’ancien système de primes.

Ce moment a été une révélation. Dans un moment de grande inquiétude, l’entreprise libérée s’est révélée d’un secours inestimable. En partageant les comptes et les décisions budgétaires avec salariés, ils étaient devenus responsables avec moi de la santé financière de la boite. Je n’étais plus seul en charge de ces questions. Je bénéficiais à mon tour de l’entreprise libérée.

Turbulences et permaculture

Six mois après la transformation, Matthieu nous a proposé de faire un point sur les changements. Quand il nous a demandé comment les choses se passaient, comment s’étaient mises en place les différentes mesures, la réponse a été à la fois simple et rapide : « tout va bien, rien de spécial ». Surpris, Matthieu nous a rappelé la profondeur des changements qu’on avait mis en place. Et face à l’absence de problèmes on a conclu qu’on avait fait les bons choix.

Les fameux points individuels sources de tension avaient été remplacés par des points trimestriels collectifs. Baptisés feedbacks, ces moments étaient l’occasion de faire le bilan du trimestre écoulé et de parler du suivant. Si des choses n’allaient pas, c’est là qu’elles devaient être abordées. J’ai compris quelques mois plus tard que cette croyance naïve masquait un angle mort de notre démarche : la régulation des conflits. Après avoir penché excessivement du côté du contrôle et de la hiérarchie, on avait basculé dans une sorte d’individualisme débridé. Si quelqu’un avait une idée, qu’il se lance. Si personne ne veut s’occuper d’une chose, on arrête. Ça nous avait mené à arrêter des activités moins rentables que personne ne voulait gérer. Mais ça avait aussi conduit à un déséquilibre au sein de l’équipe, où certains s’étaient déchargés de certaines tâches qui retombaient souvent sur les mêmes. J’avais moi-même eu tendance à laisser l’équipe se débrouiller sur pas mal de sujets où ils avaient pourtant besoin de mon aide, mais sans cadre pour me le demander. En gros, notre dogmatisme avait à nouveau généré des tensions et de la souffrance.

On a donc été amenés à faire un constat bien connu en permaculture : la nécessité de la « maintenance ». Après une année de culture, le jardinier regarde ce qui a poussé et ce qui n’a pas marché et il procède à des ajustements sur cette base pour l’année suivante. Il fallait faire la maintenance du système, à la fois du modèle et des relations : échanger sur les conflits et les difficultés puis ajuster les choses. Créer des moments où chacun peut parler de ses problèmes, trouver des solutions et quand c’est nécessaire faire évoluer le fonctionnement en revenant à nos intentions premières. On a donc prévu un moment d’échange sur les tensions dans les feedbacks, instauré des points individuels d’entraide et fait évoluer la charte où on avait décrit notre fonctionnement.

Les difficultés comme les tensions interpersonnelles, la charge de travail ou les questions sur le modèle économique n’allaient pas disparaître. Il fallait les aborder pour les réguler, faire l’entretien du moteur en quelque sorte pour faire des réglages. L’entreprise – libérée – était un système vivant qui devait évoluer.

Epilogue – la fin du dirigeant

Fin 2022, de l’eau a coulé sous les ponts. L’équipe s’est renouvelée, de nouvelles activités ont été lancées et d’autres arrêtées, Kaplan est devenue société à mission, est passée à la semaine de quatre jours et demi et un programme d’actionnariat salarié a été mis en place. Dix ans après la création de Kaplan et toutes ces expériences, je sens que j’ai besoin d’autre chose. L’évidence s’impose : comme Matthieu qui a à la fois inspiré et accompagné notre démarche à plusieurs reprises, je vais devenir coach. Après plusieurs signaux de proches et de l’équipe, je sens que pour ce nouveau projet il faut que je quitte Kaplan.

Qui va racheter mes parts d’associé majoritaire, qui va reprendre la direction de l’entreprise ? S’agissant d’une évolution qui touche tous les salariés, c’est une décision qui doit être prise à l’unanimité d’après notre charte. Après avoir investigué et débattu les différentes options, les salariés décident qu’ils ne veulent pas d’un chef. Ce sont eux qui rachèteront et dirigeront Kaplan, plus précisément deux des salariées. Je ne pouvais pas rêver de meilleure solution pour garantir la pérennité du fonctionnement original qu’on avait construit ensemble.

C’est décidé, je quitterai la société fin 2023. En cours d’année, quand je demande aux salariés comment ils appréhendent la passation, si ça n’est pas trop stressant ils ont cette réponse : « depuis qu’on est arrivé, on a l’impression que tu nous prépares à ton départ ». La boucle est bouclée. Au moment de l’annonce de mon départ aux proches de Kaplan réunis pour fêter les dix ans de la société, je suis submergé par l’émotion, la gratitude. Gratitude d’avoir vécu ces dix belles années, des moments heureux et d’autres moins, avec un sentiment d’avoir parcouru un chemin juste, plein d’apprentissages. La raison d’être interne de Kaplan que nous avions élaborée ensemble dans un de nos moments d’ajustement était de permettre à chacun de vivre la vie qu’il veut. J’en avais moi aussi pleinement bénéficié.

En conclusion

La transformation en entreprise libérée de Kaplan a consisté à un véritable changement de paradigme sur la puissance des salariés dans une organisation. Comme tout changement de paradigme, cette transformation a été rendue possible grâce à la conjonction de plusieurs conditions :

  1. Un besoin de changement né d’une insatisfaction
  2. Une inspiration initiale et une vision forte
  3. Une modification des schémas mentaux avec l’abandon de croyances limitantes
  4. Des succès et des erreurs, des ajustements
  5. Et du temps !

Nos erreurs et réussites m’inspirent quelques conseils pour ceux qui voudraient se lancer :

  1. Fixer un cadre clair
  2. Se faire accompagner par un professionnel
  3. Partager l’information
  4. Expérimenter
  5. Prêter une grande attention aux recrutements et à la formation
  6. Accepter le conflit : prévoir des mécanismes de communication et de régulation
  7. Mettre en place des contrepouvoirs pour éviter les dérives
  8. Rester modeste et ne pas être dogmatique. L’entreprise libérée est simplement l’autre nom du « bon management »

Le syndrome du patron de gauche

« Le syndrome du patron de gauche » ou le déni du management

« Les pires patrons, c’est les patrons de gauche », disait le père d’Arthur Brault-Moreau. Après une expérience très difficile comme assistant parlementaire, il a mené une enquête détaillée sur ce qu’il appelle le management « de gauche ». Son livre « Le syndrome du patron de gauche, manuel d’anti-management », cherche à comprendre comment des patrons en apparence engagés peuvent pratiquer un management toxique pour leurs subordonnés. Cette enquête documentée et très pertinente décrypte l’aspect systémique de la maltraitance dans certaines organisations et étudie les moyens d’y remédier.

Etant à la fois sensible à la souffrance au travail et passionné par les nouveaux modes de management, le livre m’a impressionné par la justesse et la puissance de son analyse. Il fait écho à plusieurs expériences vécues et entendues dans des organisations portées par le sens, et plus généralement à l’attitude répandue de fuite de la responsabilité managériale. Cet article propose à la fois une synthèse des principaux constats et idées qui m’ont marqué et quelques réflexions que la lecture du livre m’a évoquées.

Le management de gauche comme négation de la relation hiérarchique

« Le management de gauche agit comme un nuage de fumée, un gaslight qui complique le fait de saisir les enjeux, de comprendre les dangers et de prendre des mesure pour se défendre ». Cette attitude consiste à s’abriter - consciemment ou non - derrière une cause supérieure pour nier la relation hiérarchique et les conflits qui en découlent. Un déni qui génère de la souffrance.

Dans les organisations « de gauche » étudiées, la relation de travail n’est pas placée sous le signe du lien de subordination prévu dans le code du travail. Ces structures se placent au-dessus du droit du travail qui a pourtant pour but de protéger les salariés fragilisés par une relation déséquilibrée avec leur employeur. Ne pouvant être exercée dans le cadre habituel, la relation de travail se retrouve placée dans un autre registre d’ordre souvent affectif avec des conséquences parfois lourdes. Ce management « caché » consiste à tirer profit du salarié pour servir une cause tout en n’assumant pas ses responsabilités d’employeur. Refuser le statut de patron pour garder le beau rôle conduit à un habillage de la relation de travail. « Amitié », « camaraderie », « association », autant de qualificatifs d’une fausse relation d’égalité qui masquent un réel déséquilibre.

Cette attitude de déni du management et de la hiérarchie peut s’observer dans de nombreuses structures, largement au-delà des associations militantes et partis politiques évoquées dans le livre. ONGs, entreprises du secteur culturel, startups, sociétés à impact, organisations ou départements « libérés » sont autant de lieux où la souffrance est régulièrement présente derrière une façade souriante. Dans ces organisations il n’y souvent a pas de salarié. Plutôt des « militants », des « camarades », des « amis », des « associés », des « entrepreneurs » voire des « membres de la famille ». On y entend souvent : « ici on n’est pas dans une relation salariale classique ». Dans des structures classiques, cette réalité peut provenir d’une ignorance ou d’un manque d’intérêt pour le sujets managériaux. Mais les organisations du « sens » ont un objectif supérieur : un projet politique, une cause à servir, une passion ou une vision spécifique de l’entreprise.

Ce jeu de dupe ne modifie pas fondamentalement la réalité du salariat. Le rapport de pouvoir existe car la sanction et le pouvoir de décision persistent. Cette fuite de responsabilité créé des angles morts qui se transforment en effets pervers. Comme le dit Otto Sharmer dans « Théorie U » « Les crises proviennent toujours du déni ».

Les mécanismes de génération de la souffrance

Quand les relations de travail ne sont pas nommées, elles donnent lieu à d’autres formes de pouvoir qui ne laissent pas de place à la contestation ou même à la discussion : chantage affectif, culpabilisation, phénomène de bouc émissaire. Comment dire non à un patron qui propose un verre « entre amis » après le travail alors qu’on en peut plus ? s’interroge un des témoins du livre. En personnalisant les rapports de travail, « le patron de gauche utilise des éléments extérieurs à la relation salariale ou pas directement liés au contrat de travail pour assurer sa subordination ».

Au-delà du registre affectif, l’absence de clarification des rapports de pouvoir peut céder la place à d’autres formes de domination qui structurent la société. Racisme, sexisme, homophobie… les personnes interrogées rapportent de nombreux abus dans des organisations militantes en totale contradiction avec le discours porté. En somme, quand il n’y a ni règles ni sanction, un pouvoir discrétionnaire s’installe.

Cet écart entre le discours et la réalité créé une dissonance cognitive, source de souffrance mentale et physique. Des injonctions paradoxales telles que « chez nous il n’y a pas de problèmes » ou « tu es mon ami, pas mon subordonné » sont paralysantes. Des conflits éthiques se produisent quand certaines pratiques vont à l’encontre du discours officiel. Des comportements racistes dans une association de lutte contre les discriminations par exemple. L’auteur rappelle que les conflits de valeurs sont répertoriés comme risques psycho-sociaux au même titre que le burnout, par ailleurs fréquent dans ce type d’univers. Ces situations de souffrance individuelle sont d’autant plus difficiles à aborder ou arrêter que l’employeur s’exonère de ses responsabilités qui comprennent notamment le fait de s’assurer de la bonne santé physique et psychologique de ses salariés.

Au-delà d’une attitude de fuite, on assiste parfois à un refus pur et simple de la contestation et des contrepouvoirs. Le patron peut alors se retourner contre le salarié récalcitrant comme l’a vécu Arthur Brault-Moreau ainsi que plusieurs personnes qu’il a interrogées. La contestation du patron déclenche alors un déferlement de violence de sa part - ou parfois du reste de l’organisation - dans un phénomène de bouc émissaire. Les salariés ne peuvent pas réagir, ne disposant pas des outils liés au salariat pour contester le pouvoir et sa violence : grève, droit d’alerte, prévention des risques psychosociaux, CSE (Conseil Social et Economique) ... Les conflits du travail ne sont pas nommés donc pas abordés comme tels et c’est généralement le subordonné qui en paie le prix.

En résumé plus l’écart est grand entre discours et pratique de management, plus le risque de souffrance au travail est élevé.

Sortir du déni

Le principal moyen pour lutter contre ces phénomènes pervers est de sortir du déni, de mettre en conformité le discours et les pratiques. De situer la relation dans le cadre de la subordination pour pouvoir la contester, la discuter, la faire évoluer. Sans ce cadre, les relations de travail mettent en jeu de nombreux paradoxes qui les rendent difficilement discutables. Faire appel à une réalité objective et supérieure comme le droit du travail permet d’aborder clairement les conflits et de quitter le registre affectif de l’amitié de la famille ou de la passion.

  1. S’appuyer sur des contrepouvoirs pour acter les conflits

Les salariés peuvent pousser leur employeur à assumer ses responsabilités de patron en utilisant les outils de l’action syndicale et plus généralement salariale comme l’ont fait certains témoins du livre. Droit de grève, droit d’alerte, représentants des salariés, engagement syndical, recours à l’inspection du travail… autant de ressources qui sont souvent peu utilisées dans les petites structures par peur ou par méconnaissance du droit du travail. En se les appropriant, les salariés peuvent formuler des revendications auprès de leur employeur ou simplement l’obliger à respecter la loi.

Du côté de l’employeur aussi, appliquer et utiliser le droit du travail permet de clarifier les relations et d’aborder clairement les conflits. Le CSE, la prévention des risques psycho-sociaux, les entretiens professionnels ou la médecine du travail sont autant d’outils pour aborder clairement les conflits lié au travail.

Les employeurs engagés peuvent aussi aller plus loin en mettant en œuvre des dispositions qui ne s’appliquent pas obligatoirement à leur structure : représentants du personnel pour des sociétés de moins de 11 personnes, entretiens annuels, intervention de la médecine du travail sur les risques psycho-sociaux comme j’ai pu l’observer dans plusieurs structures.

  1. Communiquer et clarifier le fonctionnement

Le flou sur les responsabilités et les obligations est propice à l’incompréhension, au surmenage et à la souffrance. D’expérience, clarifier les rôles grâce à des fiches de postes ou à un organigramme, préciser les modalités des décisions contribuent à faciliter le travail en commun. Cette clarification permet d’échanger sur l’organisation du travail et de mettre chacun face à ses responsabilités et ses obligations. Ainsi, les comportements inappropriés ou les manquements répétés pourront être abordés et éventuellement être sanctionnés et éviter à des situations de mal-être de persister.

Arthur Brault-Moreau suggère aussi d’établir une charte de fonctionnement afin de fixer les règles de l’organisation et de pouvoir en discuter. Cette pratique que j’ai expérimentée est particulièrement bénéfique pour les organisations horizontales ou libérées où les relations sortent de la conception hiérarchique des rapports de travail. Elle rendra aussi plus difficile un retour en arrière en cas de changement de manager en rendant les règles moins discrétionnaires.

  1. Réflexivité et exemplarité : penser l’organisation du travail pour la mettre en conformité avec ses principes

Pour Arthur Brault Moreau, constater ces dérives managériales ne doit pas conduire à renoncer à questionner le rapport salarial. Au contraire, cette réflexion doit passer par ce qu’il appelle l’« utopie concrète ». Dans une attitude réflexive, les organisations doivent être capables de penser leur propre fonctionnement à l’aune de leurs objectifs. Et de s’assurer ensuite régulièrement que le vécu des salariés est conforme aux valeurs qu’elles défendent. En vérifiant par exemple que les moyens humains et financiers sont disponibles pour le lancement d’un projet. Dans le cas contraire, une association pourra renoncer à un événement pour lequel les effectifs et le budget sont insuffisants, évitant ainsi de mettre des employés dans une situation intenable.

Cette réflexion passe par une clarification des objectifs des organisations qui serviront alors de filtre aux décisions importantes, permettront de garder un équilibre et d’éviter la surcharge de travail. Dans une association, ces objectifs se retrouvent dans les statuts ou le projet associatif. Pour une entreprise, ils peuvent figurer dans une charte voire dans les statuts pour les sociétés ayant choisi la qualité d’entreprise à mission. Dans une logique « charité bien ordonnée commence par soi-même », mettre le bien-être des salariés au cœur des principes des organisations constitue un moyen sûr de l’évaluer régulièrement. Chez Kaplan, le bien-être des salariés est un des trois objectifs de mission que s’est donné la société. L’atteinte de cet objectif est évaluée chaque année par notre Comité de Mission.

La notion d’« utopie concrète » m’évoque la notion de maintenance, concept issu de la permaculture qui consiste à évaluer régulièrement le fonctionnement de l’écosystème à travers son équilibre. L’observation des ressources et de l’évolution du système permettent de procéder à des ajustements afin d’assurer qu’il reste conforme au projet initial. La maintenance d’une organisation peut s’appuyer sur les mécanismes de contrôle (ou contre-pouvoirs) mis en place pour évaluer l’équilibre entre (1) la réalité (le vécu des salariés, les chiffres), (2) les objectifs et (3) les règles de fonctionnement.

En conclusion, Arthur Brault-Moreau estime qu’il est essentiel d’interroger « la place centrale du travail dans nos vies » pour lutter contre l’emprise du travail. Sortir le nez du guidon aide à prendre du recul par rapport à son propre fonctionnement. Cette idée fait écho aux démarches de réduction du temps de travail dans de nombreuses organisations, dont l’objectif premier est d’améliorer le bien-être des salariés. En s’interrogeant sur le temps passé au travail, ces structures sont généralement amenées à poser la question de leur leurs objectifs premiers ou de leur mission.


Liberté et dynamique inconsciente

Jusqu'où peut-on être libre au travail ?

 

Anabelle occupe un poste très prometteur dans le département des produits en ligne d'une prestigieuse société d'investissement à Paris. Elle vient à des séances de coaching mensuelles depuis quelques mois parce qu'elle est aux prises avec des problèmes de management au sein de son équipe et qu'elle aimerait explorer comment les gérer différemment. En parallèle, elle ne s'entend pas avec son patron, qui, selon elle, la micro-manage et étouffe ainsi ses capacités.

Un jour, elle arrive, l'air beaucoup plus gai, tout sourire et légèreté. En s'asseyant, elle se lance tout de suite dans l'annonce de la grande nouvelle : "Je quitte mon travail !". Elle continue en me disant à quel point elle se sent mieux depuis qu'elle a pris cette décision, à quel point elle se sent plus légère, que les derniers mois ont été étouffants au travail, avec son patron toujours sur son dos, ne lui laissant aucune liberté, que la liberté est importante pour elle, et comment en prenant cette décision de démissionner elle a l'impression de retrouver sa liberté...

Plutôt que de la féliciter, je lui ai répondu sous forme de question : "Es-tu sûre que c'est en toute liberté que tu as pris cette décision ?". Cela a dû lui faire l'effet d'une douche froide, je suppose....

"Oui, bien sûr, mais pourquoi dis-tu cela ? Je ne me sentais pas bien dans l'équipe, Fred [son patron] me traite comme un enfant de 8 ans, j'ai travaillé si dur pour arriver là où je suis, alors je veux choisir ce qui est bon pour moi et ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi j'ai fait ce choix, et cela m'a libéré - à la fois le résultat (je peux choisir où aller maintenant), et le processus (enfin, je pouvais exercer ma liberté, plus de cet environnement étouffant !) Alors pourquoi essayes-tu de gâcher mon plaisir ? Tu as peur que notre coaching prenne fin prématurément et que tu perdes un client ?".

Oui, bonnes questions. Pourquoi me suis-je demandé si elle avait agi en toute liberté, plutôt que de me réjouir avec elle de quelque chose qui lui avait clairement procuré de la joie ? Étais-je contrarié qu'elle ait pris cette décision sans en parler d'abord lors de nos séances de coaching ? Etais-je - comme elle l'a suggéré - inquiet de perdre un client, ou du moins de craindre une fin prématurée de notre relation de travail ? En tant que coach, j'estime qu'il est de mon devoir de remettre en question mes propres dynamiques internes, de peur qu'elles ne viennent me faire dérailler de mon rôle.

Mais rien de tout cela n'a résonné en moi. Paradoxalement, j'ai ressenti un certain sentiment de non-attachement, de "liberté intérieure" comme diraient les Jésuites, par rapport à la décision prise en dehors de nos sessions, ou à la perspective de la fin du coaching.

Ce qui m'a frappé lorsqu'elle m’a annoncé sa nouvelle, c'est plutôt une immense impression de déjà-vu. L'histoire qui se répète, des schémas inconscients qui tissent leur toile et attrapent leur proie sans qu’elle ne s’en rende compte. Il n'y avait là pour moi aucune liberté, mais plutôt le sentiment qu'elle était une marionnette manipulée par son propre drame intérieur - c'est ce qui a généré chez moi une réponse aussi directe - et sans doute dérangeante.

 

Un peu d'histoire me parait nécessaire ici.

 

Annabelle est l'aînée d'une fratrie de 4 enfants, avec des parents probablement aimants, mais certainement anxieux (c’est leur premier enfant !), qui a grandi avec un sentiment de restrictions constantes : elle ne pouvait pas sortir pour jouer quand elle était enfant, ni aller à des fêtes avec ses amis quand elle était adolescente ; ses matières scolaires étaient choisies pour elle par ses parents, tout comme son parcours universitaire plus tard - jusqu'à son premier acte d'affirmation de soi, quand elle a abandonné ses études d'ingénieur pour s'inscrire dans l'une des meilleures écoles de commerce de France.

Sa carrière démarre alors de manière prometteuse, lorsqu'elle est recrutée par Total, après un stage de 6 mois. Mais rapidement, elle s'impatiente, sentant que sa créativité est bridée, que la culture managériale est infantilisante ; elle cherche alors une porte de sortie et démissionne.

Son passage chez Danone a été plus prometteur ; elle a aimé la culture de l'entreprise et a occupé plusieurs postes jusqu'à ce qu'elle se retrouve (à nouveau) avec un patron qui, selon elle, lui bridait les ailes, mais semblait laisser les autres membres de l'équipe s'en tirer à bon compte ("comme à la maison quand j'étais petite", a-t-elle commenté une fois lors d'une séance de coaching, "quand on me disait sans cesse que je ne pouvais pas faire ceci ou cela, mais que plus tard, mes frères et sœurs étaient autorisés à faire beaucoup plus que moi"). Annabelle a donc quitté son emploi - une nouvelle fois.

Elle a ensuite fait un passage dans une banque de détail, qui s'est terminé de la même manière et pour les mêmes raisons.

Et maintenant cette nouvelle décision ; autrement dit, 4 fois en 12 ans environ. Je n'y peux rien : mon travail consiste à essayer d'identifier les schémas répétitifs de mes clients, et à les aider à les découvrir. Et ce que le schéma d'Annabelle révélait, c'est que, loin d'agir sous l'effet d'une liberté intérieure, elle était en fait en train de répéter impuissamment un schéma qui avait régi sa vie jusqu'à présent - la trompant en lui faisant croire qu'elle faisait des choix libres, alors qu'en fait elle projetait inconsciemment ses expériences d'enfance non travaillées sur sa situation professionnelle actuelle, et se rebellait contre elle d'une manière qu'elle n'avait pas été capable de faire dans son enfance.

Si c'était la liberté qu'elle voulait, il fallait qu'elle se libère du modèle même qui contrôlait son comportement. Il faudrait alors qu'elle reconnaisse et assume les sentiments que le fait de grandir avec de tels parents a déclenchés en elle ; qu'elle réintègre les parties d'elle-même qu'elle n'a pas été autorisée à exprimer ; et qu'elle apprenne à discerner et à décider à partir de "l'ensemble d'elle-même", plutôt qu'à partir de cette partie blessée d'elle-même qui cherche sans cesse la réparation.

Dieu merci, notre relation de travail était très bonne, si bien qu'Annabelle - bien qu'elle m'ait posé ses propres questions difficiles - a pu m'écouter, confiante dans le fait que je parlais d'une manière ou d'une autre d'un endroit qui pouvait offrir une perspective intéressante, une perspective à laquelle elle pouvait être aveugle.

Et en effet, le reste de la session a été très constructif. Elle a été capable de reconnaître qu'elle répétait un vieux schéma enfoui depuis longtemps, et de surmonter ses sentiments initiaux de culpabilité et de honte de l’avoir répété.

Cependant, sa décision de quitter son emploi était prise, et notre tâche commune était maintenant de l'aider à gérer au mieux cette période de transition, et de faire le deuil : de son emploi, et de ces sessions de coaching, payées par son employeur actuel, qui prendraient fin lorsque son emploi chez eux prendrait fin.

Au cours des deux séances qui ont suivi - et qui ont été les dernières de notre travail ensemble - il est devenu de plus en plus clair pour elle que cette séance particulière avait été déterminante pour elle, car elle lui avait permis de voir enfin l'éléphant (ses schémas) dans la pièce (sa vie au travail), de le nommer, de le reconnaître, afin que la prochaine fois qu'elle y sera confrontée, elle ait - enfin ! - un vrai choix : suivre l'éléphant une fois de plus, ou lui demander de quitter la pièce.

 


Survivor_Bias

S'agit-il vraiment de moi ? Récit et biais du survivant

Commençons ce billet en vous racontant une histoire, pour parler d'un biais qui concerne justement le storytelling, mais aussi pour évoquer comment le risque d'une vision mécaniciste de la réalité peut nous égarer.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, un groupe de chercheurs britanniques a été confronté au problème de la reconception des avions afin de minimiser leurs pertes. L'idée initiale était d'analyser les avions qui étaient revenus à la base, bien qu'ils aient été touchés par des obus ennemis. En les analysant, les chercheurs ont découvert que les balles avaient principalement touché les ailes et la queue. Ils en ont conclu que ces parties devaient être renforcées car elles étaient plus exposées que d'autres.

Heureusement, Abrham Wald, un mathématicien impliqué dans le projet, a eu une idée avant que l'équipe ne commence à travailler sur les avions : il manquait à l'échantillon la partie cruciale, celle des avions abattus. En examinant les avions non retournés, on pouvait en effet trouver une piste intéressante pour la reconception : c'était le moteur qui était la partie faible, et non la queue ou les ailes ! Les avions accidentés, essentiels pour comprendre les vraies raisons de la vulnérabilité, n'étaient pas présents parce qu'ils n'étaient pas retournés.

Le biais du survivant est un type de biais qui a une incidence sur la sélection de l'échantillon à considérer comme significatif lors de l'analyse d'un phénomène. Il se produit lorsqu'un individu confond un sous-groupe de réussite visible avec l'ensemble du groupe. En d'autres termes, on oublie de prendre en compte toutes les données relatives à ceux qui n'ont pas réussi.

Le biais du survivant, en plus d'être une grande leçon sur l'importance de former des échantillons cohérents lorsqu'on veut vraiment comprendre un phénomène, est un bon point de départ pour écouter d'un œil critique les différents conteurs et gourous qui nous racontent des success stories : "comment j'ai gagné mon premier million d'euros", "comment j'ai fondé la start-up qui a levé 20 millions de fonds", "comment j'ai inventé le produit révolutionnaire", etc. Mais ce storytelling ne nous permet pas d'écouter également les histoires de toutes les autres personnes qui n'ont pas réussi à lancer leur start-up, à obtenir un financement important, à devenir riches, il ne nous donne pas d'éléments pour évoquer également les "pires pratiques".

Ce n'est pas la seule limite de la narration, il y a aussi un autre risque que nous pouvons courir lorsque nous prenons les histoires racontées par les "role-modèles" à partir d'une vision mécanique de la réalité.

Dans le cadre d'un projet de diversité et d'inclusion sur le genre, par exemple, il peut sembler judicieux de valoriser une femme et de raconter son histoire dans l'intention de motiver d'autres personnes à suivre la voie tracée. Mais cet exercice risque de nous faire perdre de vue qu'il n'y a que des éléments spécifiques à cette histoire que l'on ne retrouve pas dans les autres : quelles conditions spécifiques au contexte dans lequel la personne a agi, par exemple quelle culture organisationnelle, mais aussi quelles conditions internes, quels schémas mentaux elle a dû surmonter. Dans le "role modèles" il y a donc un risque de ne pas prendre en compte le fait que les investisseurs prêtent moins aux femmes, aux personnes plus pauvres, etc.

En bref, l'exercice risque d'être inspirant sur le moment mais, déconnecté du contexte et du système dans lequel la personne a agi, de laisser les personnes qui écoutent avec l'illusion de pouvoir décliner sans esprit critique l'histoire dans leur propre contexte. En d'autres termes, en situant les causes du succès dans l'individu, nous réalisons les causes contextuelles et systémiques, qui sont souvent bien plus structurantes pour le résultat que l'héroïsme personnel. De plus, dans le cas des avions, la résolution du problème est relativement simple et mécanique : une fois le biais du survivant découvert dans l'échantillon, on peut facilement agir sur les vraies raisons et renforcer la partie moteur.

Mais si nous prenons le cas de la réussite personnelle ou professionnelle, et que par exemple dans l'histoire racontée la personne nous dit qu'elle a dû apprendre à se faire confiance, à négocier avec des investisseurs sceptiques, etc, peut-on vraiment penser qu'une fois qu'elle a été écoutée, un changement immédiat va se déclencher ? Ces facteurs prennent en effet beaucoup de temps pour évoluer et ne suivent pas un schéma simple "compréhension -> résolution".

Au contraire, la transformation de ses schémas psychiques invalidants exige plus que la simple prise de conscience de leur existence ; elle nécessite un travail intérieur qui ne peut être résolu par un simple clic. Dans le cas des avions, nous sommes dans un système, même s'il comporte de nombreuses variables, qui est simple : l'intuition que l'échantillon doit être révisé suffit à résoudre le problème. Lorsque nous appliquons ce bais au cas d'une start-up, par exemple, nous agissons dans un système complexe et beaucoup moins automatique, dans lequel il devient plus difficile, même une fois que nous avons entendu l'histoire manquante, l'histoire des et des "non-survivants", de réellement déclencher un changement complexe.

Faut-il en conclure que ces pratiques sont inutiles ? Absolument pas ! Au contraire, il est important de donner de la visibilité à ces histoires et de continuer à les écouter et à les raconter. Tout comme il est important de raconter aussi les histoires d'échecs, de ceux qui n'ont pas réussi, qui n'ont pas obtenu de financement, qui n'ont pas lancé leur start-up.

Raconter les histoires de la manière la plus complète possible, en fournissant les éléments contextuels, mais aussi en procédant à une analyse rationnelle pour comprendre ce qui est applicable à nos propres histoires, et ce qu'elles nous apprennent par rapport à notre contexte, à nos ressources, ce que l'histoire que nous avons écoutée met en évidence par rapport à nos modèles mentaux, sans penser que nous pouvons la reproduire sans esprit critique. Qui sait, elle pourrait même nous indiquer d'autres leviers structurels à activer pour que nous puissions nous épanouir, aussi héroïques que nous puissions être...


pachamama

« Pourquoi ? » : La transition écologique en quête de sens

« Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien », disait Woody Allen. Aujourd’hui, c’est ce que nous appelons communément « la planète » qui ne va pas très bien : dérèglement climatique, hausse des températures et montée des eaux, effondrement de la biodiversité, augmentation des maladies zoonotiques, dont la Covid-19 en est la dévastatrice incarnation.

Dès l’horizon 2050, la planète Terre pourrait être invivable pour une partie importante de la population mondiale, forcée alors de migrer vers des pays dont les économies, si elles continuaient dans leur trajectoire actuelle, auraient peu de chance de pouvoir absorber un tel choc migratoire.

D’autant que la capacité même de la Terre à pouvoir continuer à nous nourrir est remise en question, non pas seulement par des collapsologues illuminés aux visions apocalyptiques, mais par des scientifiques de renom, dont Dennis Meadows, auteur du fameux ‘rapport du Club de Rome’ qui avait modélisé déjà, au début des années 70, le dérèglement biosphérique que nous vivons aujourd’hui.

Ce futur n’est pas écrit. Il n’adviendra que si nous n’agissons pas ; si nous continuons le ‘business as usual. Les solutions pour faire advenir un futur différent sont connues : elles se résument par ce que la plupart des gens appellent ‘la transition écologique’, ou par ce que certains pionniers ont déjà initié : l’économie régénérative, c’est-à-dire des activités économiques qui produisent de la valeur tout en régénérant les écosystèmes dont la vie sur Terre – notre vie – dépend.

Et néanmoins, force est de constater que nous n’arrivons pas, collectivement, à faire ce pas, pourtant salutaire. Pourquoi ?

Un premier niveau d’explications se situe au niveau de notre modèle économique lui-même. Il serait trop dur de le transformer, voire d’en sortir, tant nous serions devenus ‘accros’ à la croissance, qu’une transition écologique menacerait, risquant de nous plonger dans une dépression économique de grande ampleur.

Des arguments aujourd’hui dépassés, non seulement par les études scientifiques et les modélisations financières de ces dix dernières années, mais surtout pas la révolution des dogmes que la crise de la Covid a déclenchée : si l’enjeu en valait vraiment la chandelle, nous pourrions y arriver, « quoi qu’il en coûte ».

D’où l’importance d’explorer un deuxième niveau d’explications : notre rapport à la Nature, où plus précisément notre déconnexion, notre désunification avec elle. Au fil des siècles, l’Homme s’est extrait de la Nature, a refoulé les liens inaliénables qui l’inscrivent dans cette ‘toile de la Vie’. Il en a fait un objet, externe à lui ; un objet à contrôler, à dominer, à exploiter au service de son propre développement. Quel intérêt à « sauver la planète », si elle est une commodité comme les autres ?

Aujourd’hui, la plupart des discours politiques restent ancrés dans cette vision utilitariste de la Nature. A l’extrême, il y a les discours belliqueux, qui voient le dérèglement climatique et ses conséquences comme des phénomènes étrangers à nous ; comme des ennemis à notre bon-vivre qu’il faudrait combattre en faisant « la guerre au climat ».

Mais même dans les discours plus mesurés, et tout autant volontaristes, c’est la vision utilitariste qui prédomine : nous sommes exhortés à nous engager dans cette transition écologique pour préserver les conditions de viabilité de l’espèce humaine sur la planète pour les siècles à venir ; pour laisser à nos enfants un monde viable, vivable et durable ; pour relancer l’économie grâce à une croissance verte respectueuse des écosystèmes dont nous dépendons.

Même si tout cela est sans doute vrai, et louable, notons un grand absent dans ces discours : le sens de notre vie sur Terre, et notre place dans le grand récit de la création. Enfin, absent, pas complètement : car le 8 novembre 2020, pour son discours d’intronisation, le nouveau vice-président de la Bolivie, M. David Choquehuanca, n’a pas fait dans la demi-mesure.

Son discours, largement passé inaperçu dans les médias occidentaux, expose un projet politique qui puise explicitement sa source et sa légitimité dans les récits indigènes boliviens de la création de la vie sur Terre, et des liens inébranlables qui nous unissent à la Nature.

Après une longue ouverture durant laquelle il ancre son autorité en demandant permission « aux dieux, aux anciens, à la Pachamama (Terre-mère), aux Achachilas (esprits protecteurs) », M. Choquehuanca présente sa vision d’une Bolivie qui retrouve son unité et sa vitalité en se reconnectant aux principes du vivant, et, ce faisant, s’assure que tous les Boliviens soient inclus dans cette prospérité, et qu’aucun ne soit laissé au bord du chemin.

Voilà donc un discours de chef d’état qui détonne de ceux que nous entendons habituellement, bardés de chiffres, d’indicateurs, et de sigles compliqués. Un discours qui nous interpelle à un autre niveau de notre humanité : celui du sens de la vie, de sa dimension sacrée, et de notre appartenance au cœur de cette toile de vie.

Qui nous rappelle pourquoi l’homme, sur Terre, est invité à la laisser dans un meilleur état que celui dans lequel il l’a trouvée – pas pour se soumettre à un impératif moral, mais, au contraire, pour vivre pleinement sa nature ontologique d’Être humain.

David Choquehuanca n’est pas le premier chef d’état à tenir un tel discours. Le pape François (eh oui, le Vatican est bien un état !) l’avait fait avant lui, dans son encyclique Laudato Si en 2015. Là aussi nous avions entendu des propositions économiques et sociales très fortes, ancrée dans un esprit de justice, de solidarité et, bien sûr, de respect de la Terre ; et toutes découlaient d’un grand récit de la création, et de la place de l’Homme dans ce récit. S’il y a bien sûr des différences de perspectives théologiques entre ces deux hommes d’état, leurs convergences sont bien plus grandes que ces différences.

Est-ce donc cela qui manque à nos sociétés occidentales, sécularisées, pour basculer corps et âmes dans la transition écologique ? L’heure des grands récits a-t-elle à nouveau sonné ? Sans doute. Et des récits qui nous unissent plus qu’ils ne nous séparent, l’autre grande soif que nos sociétés vivent en ce moment.

 


Nommer sa propre contribution au problème : du business basé sur le déni à une économie régénératrice

Article publié sur "Organizational and Social Dynamics" (en anglais)

Abstract

Dans cet article, nous explorons un ensemble de dynamiques organisationnelles et sociales à l'œuvre dans le monde des affaires : le déni et le reniement du rôle que nous jouons dans la co-création du monde dans lequel nous vivons ; et le clivage nécessaire pour nous protéger de la culpabilité et de la honte que le fait de reconnaître notre rôle libérerait.

Nous commençons par explorer le clivage winnicottien entre le "faux moi" et le "vrai moi". Nous nous aventurons ensuite dans de nouveaux territoires, en explorant le déni, le reniement et la scission qui sont nécessaires dans l'économie "business as usual" pour que les affaires continuent et pour éviter de reconnaître leurs impacts dégradants sur la société et les écosystèmes, créant, pour paraphraser Winnicott, une scission entre un "faux monde" et un "vrai monde".

Les organisations traditionnelles ont eu tendance à structurer cette scission de manière formelle par le biais de défenses organisationnelles, mais elles risquent aujourd'hui d'être inondées par leurs parties dissociées. Nous nous demandons alors ce qui peut être fait pour commencer à aborder notre impact de manière véridique, et contribuer au passage d'une économie dégradante à une économie régénératrice. L'importance de contenir et de travailler sur la culpabilité et la honte que cela pourrait générer est explorée, ainsi que les notions de raison d'être et de leadership intentionnel.

 

Mots clés : psychodynamique des systèmes, systèmes sociaux, changement organisationnel, leadership, défenses.

 

Lors d'une récente émission de radio, un écologiste français de premier plan a résumé la situation : "Je pense qu'il vaut mieux conduire sa vieille voiture diesel pour aller travailler si l'on travaille dans une ferme biologique que d'être fier de se rendre au travail à vélo si l'on travaille en fait pour Monsanto." En disant cela, il a mis en lumière l'un de nos points aveugles collectifs de longue date : nous cocréons le monde dans lequel nous vivons, non seulement par nos actions en tant que citoyens et consommateurs, mais aussi (et peut-être surtout) par nos propres contributions aux impacts que l'organisation pour laquelle nous travaillons a, directement ou indirectement, sur le monde.

En d'autres termes, nous avons peut-être passé trop de décennies à nous concentrer sur les compétences professionnelles et les trajectoires de carrière (résultats), alors qu'une question plus fondamentale a peut-être été laissée de côté : quel monde aidons-nous notre organisation à co-créer (résultats) grâce à ces compétences professionnelles et à la carrière que nous y investissons ?

Dans cet article, nous allons explorer les dynamiques conscientes et inconscientes à l'œuvre lorsque, à travers les rôles que nous assumons dans les organisations, nous contribuons à façonner le monde dans lequel nous vivons, ainsi que les leviers dont nous disposons pour aligner ces actions sur notre intention.

 

Faire éclater la bulle

Michael est un homme d'une quarantaine d'années, qui a étudié dans l'une des meilleures écoles de commerce de France et qui se dirigeait vers une carrière prometteuse. Tout au long de son enfance, on lui a dit, comme à la plupart d'entre nous, combien des études réussies étaient importantes - la clé d'une carrière épanouissante, de la réalisation de tout son potentiel.

Lorsqu'il a obtenu son diplôme de la prestigieuse école de commerce, Michael s'est vu proposer plusieurs emplois alléchants. Il opte pour l'une des trois grandes entreprises pharmaceutiques, et ce pour plusieurs raisons : tout d'abord, la mission globale de l'entreprise correspond à son altruisme ; contribuer à la santé de la population mondiale et résoudre certains des plus grands problèmes de santé est une quête qui vaut la peine d'être entreprise.

Les énormes ressources de l'entreprise signifiaient également que beaucoup de choses seraient possibles, et que l'audace et la créativité seraient non seulement encouragées, mais également accompagnées des moyens d'action appropriés. Enfin, rejoindre une entreprise aussi importante et internationale signifiait entrer dans un domaine dans lequel sa propre carrière pourrait se développer et s'épanouir.

Au fil des années, Michael a été tout naturellement identifié comme un "haut potentiel" par le département de gestion des talents de l'entreprise, et s'est vu offrir plusieurs opportunités de carrière, y compris des postes de direction à l'étranger, où il a pu, à chaque fois, confirmer son potentiel pour devenir, un jour, l'un des cinquante premiers cadres de l'entreprise.

Douze ans après son entrée dans l'entreprise, Michael décide cependant de la quitter. Pas pour un concurrent, avec un salaire plus élevé et des perspectives de carrière encore plus grandes. Pas parce qu'il en avait assez du secteur de la santé et voulait explorer une autre industrie. Non, Michael a démissionné et a décidé de lancer une entreprise qui, bien qu'elle soit dans le même domaine que son précédent emploi, était l'antithèse de ce qu'il avait fait: il a quitté l'un des Big 3 pour lancer une entreprise de produits de santé naturels.

L'histoire de Michael en illustre beaucoup d'autres en ce début de vingt-et-unième siècle. Au cœur de celle-ci, nous trouvons un schéma récurrent, dans lequel de brillants diplômés, pleins de potentiel, choisissent de démissionner d'une carrière prometteuse non pas pour un emploi mieux rémunéré ou offrant plus de perspectives, mais pour quelque chose de tout à fait différent. En d'autres termes, ils quittent non seulement leur emploi, mais aussi le paradigme même dans lequel la carrière leur a été "vendue", afin de trouver quelque chose qui n'existe pas dans ce paradigme actuel et qui ne peut exister que dans un nouveau.

 

Développement de carrière et fractionnement

La plupart d'entre nous - et très certainement Michael - se sont vus poser tout au long de leur enfance l'éternelle question : "Que veux-tu être/faire quand tu seras plus grand ?". Sans aucun doute, cette question était censée être utile, pour nous permettre de puiser en nous une vision de ce à quoi pourrait ressembler notre vie d'adulte - nous aidant ainsi à identifier le type d'études que nous pourrions devoir entreprendre pour réaliser cette vision. Bien entendu, cette question de visualisation a également servi de contenant à l'anxiété de nos parents, en les rassurant sur le fait que leur progéniture allait effectivement "faire quelque chose de sa vie", mais en leur donnant également l'occasion de recadrer la vision afin d'aider leur enfant à "viser plus haut".

Dans ce contexte, au cours des dernières décennies, les enfants ont pensé en termes de professions et d'industries : être médecin, infirmière, enseignant, travailler dans une banque, dans la finance, être consultant ..... Dans leur inconscient et celui de leurs parents (et plus largement de la société), ces professions et ces secteurs d'activité étaient porteurs de certaines valeurs, et servaient de marqueurs de réussite, à la fois aux yeux de leur entourage (sources de gratification externes) mais aussi en termes de réussite financière.

Dans son article "Les 'hauts potentiels' et le 'faux-self'", Maryse Dubouloy (2006) explique l'impact qu'une telle construction de son avenir possible a sur l'individu une fois qu'il est confronté à la réalité de l'environnement de travail. En s'appuyant sur les travaux de Winnicott, elle suggère que, très tôt, afin de s'assurer l'amour et le regard positif de leurs parents, les enfants vont surdévelopper les capacités, les attitudes et les comportements qu'ils sentent les plus appréciés par leurs parents, au risque de laisser d'autres parties d'eux-mêmes en sommeil, ou du moins sous-développées. Ce faisant, ils développent un "faux moi" qu'ils présentent au monde et cachent dans leur propre inconscient (par un processus de scission) ce qu'ils sont vraiment, c'est-à-dire leur "vrai moi".

Après avoir travaillé avec des dizaines de ces managers à haut potentiel, Dubouloy a commencé à identifier un schéma selon lequel, après de brillantes études et d'excellents débuts dans leur carrière, ces hauts potentiels traversent souvent une profonde crise intérieure lorsqu'ils sont confrontés à un événement jusqu'alors inhabituel pour eux : un échec cuisant, tel qu'un contrat perdu, une promotion manquée ou un licenciement.

Pour la première fois, leur moi suradapté ne peut plus les "sauver", il ne peut plus leur apporter la gratification qu'ils ont constamment recherchée, ce qui leur donne un immense sentiment de vide et de dévalorisation. Sans s'en rendre compte, ils se heurtent au gouffre entre leur faux et leur vrai moi, entre les fausses promesses de sécurité narcissique d'une part, et les possibilités illimitées d'être ce qu'ils sont vraiment, ce qui, à ce moment précis, n'est pas du tout libérateur mais plutôt oppressant et persécuteur.

L'histoire de Michael trouve de nombreux échos dans l'œuvre de Dubouloy, mais elle offre une nouvelle dimension et une nouvelle perspective sur le gouffre. Les fausses promesses et le développement d'un faux self sont en effet présents ici aussi. Il ne fait aucun doute que Michael a bien réussi à l'école, qu'il s'est battu pour entrer dans l'une des meilleures et des plus prestigieuses écoles de commerce de France et qu'il a choisi de travailler dans une grande entreprise multinationale de renommée internationale, parce que cela correspondait aux attentes de sa famille et incarnait ce à quoi ressemble la réussite dans la société.

Au niveau inconscient, Michael a très probablement opéré une scission de son moi entre un vrai et un faux moi, s'assurant inconsciemment que son personnage public correspondait aux attentes extérieures (lui procurant ainsi une gratification extérieure) tout en supprimant son vrai moi de son expérience consciente.

Par conséquent, la démission de Michael pourrait bien être liée à un désir de laisser émerger son vrai moi, bien que les données ne correspondent pas entièrement à ce que Dubouloy a indiqué comme étant les déclencheurs habituels d'un tel bouleversement interne : La décision de Michael n'a pas été prise à la suite d'une crise provoquée par un échec ; il n'a pas perdu une promotion, ni un contrat, ni quoi que ce soit de ce genre. Se pourrait-il que quelque chose d'autre soit à l'œuvre ici ?

En réexaminant les données, on constate que la décision de Michael a été prise lorsqu'il a commencé à prendre conscience de l'impact de l'industrie pharmaceutique sur le monde, et donc de sa propre contribution à cet impact. En tant que directeur du marketing, son travail consistait à s'assurer qu'un nombre croissant de clients achètent les médicaments de l'entreprise. L'augmentation des ventes était donc un indicateur clé du succès. Cependant, à la même époque, des recherches ont commencé à montrer que l'utilisation croissante d'antibiotiques était en fait l'une des causes fondamentales des microbes résistants aux antibiotiques.

D'une certaine manière, plus il aidait à vendre des antibiotiques, plus il contribuait à développer des microbes résistants aux antibiotiques. Il a également découvert, lors d'une conférence de l'industrie pharmaceutique, que sur l'ensemble des médicaments produits par toutes les entreprises pharmaceutiques, environ 15 % étaient plus efficaces que les placebos, tandis que les 85 % restants produisaient, bien entendu, beaucoup plus d'effets secondaires que les placebos.

Lentement mais sûrement, Michael s'est également rendu compte que le modèle économique de l'industrie pharmaceutique exigeait que les gens soient malades pour fonctionner ; l'énoncé de mission qui l'avait initialement attiré dans l'entreprise (contribuer à la santé de la population mondiale) reposait en fait sur sa face cachée : exiger que les gens soient malades. La promotion de la santé n'était donc pas attendue, car elle risquait de mettre l'entreprise en faillite.

À tel point qu'un jour, en tant que directeur du marketing, on lui a demandé de contribuer à trouver un moyen de vendre une molécule que le département R&D avait découverte, mais pour laquelle il n'existait aucune maladie connue. Ils ont fini par trouver des comportements non pathologiques largement liés entre eux, qu'ils pouvaient ensuite regrouper sous forme de syndrome, afin de les présenter plus tard comme une maladie. Comme il le dit lui-même, "nous sommes entrés dans la réunion avec une molécule, et nous sommes repartis avec une maladie".

En d'autres termes, ce qui est vraiment ressorti pour Michael après douze ans de travail, ce n'est pas seulement le dédoublement qu'il a dû opérer pour "réussir" aux yeux des autres et de son faux self, mais, peut-être plus profondément encore, le dédoublement qu'il a dû faire de l'impact qu'il avait lui-même sur le monde en mobilisant ses aptitudes et ses compétences au service de son entreprise. J'utilise l'expression " encore plus profond " car, à bien des égards, le dédoublement de l'impact que nos actions professionnelles ont sur le monde n'est pas seulement une dynamique intrapsychique ; c'est aussi, et peut-être d'abord, une dynamique sociétale.

Il est induit par le paradigme même dans lequel la plupart d'entre nous sont invités à s'imaginer professionnellement, à la question "que voulez-vous faire/être quand vous serez plus vieux ?", plutôt que "à quoi voulez-vous contribuer quand vous serez plus vieux ?". Un paradigme qui valorise intrinsèquement la progression de carrière sans s'interroger (et encore moins évaluer) l'impact que ces responsabilités professionnelles croissantes finissent par avoir sur le monde. Peut-être qu'en déplaçant le cadre de cette manière, on pourrait obtenir d'énormes transformations.


Que votre intention soit simple

Que votre intention soit simple

Ces jours-ci, j'ai l'énorme privilège de coanimer un groupe avec un formidable prêtre jésuite. Nous nous disons en plaisantant que je suis chargée de la partie psychosociale et lui de la spiritualité, mais nous formons en fait un binôme intégré!

Le mot intention vient du latin in tendere, tendre vers, se tourner vers. Parmi les différentes significations du mot "intention" que l'on peut trouver dans n'importe quel dictionnaire, il en est une qui est particulièrement intéressante : en médecine, l'intention est en fait le fait de rapprocher les bords d'une plaie pour permettre la guérison. Ce sens renvoie à la régénération de la peau, à la possibilité de guérir en réunissant ce qui a été séparé parce qu'il a été blessé.

Au cours de notre travail avec le père jésuite, à un certain moment, il est devenu nécessaire pour le groupe d'avoir des conversations difficiles entre certains de ses membres afin d'agir véritablement en tant que collectif autour d'un objectif commun. Et c'est là que nous sommes arrivés au sujet de l'intention et de sa clarification.

Lorsque je décide, par exemple, d'entamer une conversation difficile, quelle est mon intention ? Est-ce une intention qui veut vraiment se régénérer? Et c'est sur ce point que la contribution du père jésuite (et d'Ignace de Loyola) a été éclairante.  En fait, avant d'affronter ces conversations difficiles, une question qui peut nous aider à explorer l'intention en profondeur est la suivante : "Mon intention d'avoir cette conversation est-elle droite ?" et droite signifie simple, sans être mêlée à d'autres.

Parfois, les intentions peuvent être confondues, pliées (tout le contraire de simple, simplex, semi-plectere, plié une fois). Si notre intention est vraiment de guérir, de réparer une blessure, il est donc important d'enlever ce qui s'y mêle (désirs narcissiques, manipulateurs, hostiles à l'autre...) et de rester avec l'intention " droite ", saine, pure, à laquelle ne se mêlent pas d'autres intentions qui la rendent stratégique, machiavélique et qui alimentent la méfiance et le soupçon, nous faisant obtenir, au lieu du résultat de la guérison, de la réparation de la blessure, exactement le résultat inverse: des blessures qui ne se régénèrent plus.


Incarner à la fois le bon et le mauvais object dans la Régénération

Le changement sociétal et organisationnel qui nous est demandé est sans précédent ; il ne peut plus s'agir d'améliorer le paradigme capitaliste actuel basé sur une croissance économique infinie (même si nous l'appelions croissance verte, ou croissance durable), et doit découler d'une innovation du paradigme même par lequel nous pouvons penser, puis incarner, ce changement radical. Pour de nombreux aspects, la régénération (LES 6 PRINCIPES) nous semble la mieux adaptée à ce nouveau paradigme pour le 21e siècle.

 

Enracinée dans la sagesse des principes écosystémiques que nous pouvons observer dans la nature, la régénération, en tant que paradigme, suggère que pour qu'un système prospère, il doit réguler le cycle de la "mort" et le cycle de la "vie". En ce qui concerne le cycle de la "mort", il s'agit de s'assurer que :

  1. Nous désinvestissons nos énergies des modèles organisationnels ou sociétaux qui ne peuvent plus perdurer à l'avenir (par exemple, les transports à base de pétrole).
  2. Nous accompagnons la mort de ce dont nous devons collectivement nous défaire (par exemple, le tourisme transcontinental).
  3. Mais nous protégeons les initiatives prometteuses, d'une mort prématurée due aux dynamiques actuelles qui les auraient autrement détruites (tout comme les ronces protègent le jeune chêne des cerfs affamés jusqu'à ce que le chêne soit assez fort pour résister à leur dévoration) (par exemple, en protégeant les producteurs bios locaux des logiques de l'agrobusiness à grande échelle).

Et pour le cycle de "vie", il suggère que nous :

  1. Encouragions la vie là où elle tente de s'épanouir (par exemple, en réduisant les taxes et/ou en créant des cadres législatifs spécifiques pour les produits issus de l’agriculture régénérative).
  2. Augmentions les interactions qui donnent la vie (par exemple, les innovations civiques telles que les assemblées de citoyens).
  3. Et développions la collaboration et les partenariats (par exemple, Danone et la banque Gramheen qui s'associent pour favoriser la santé et la régénération sociale dans les zones rurales du Bangladesh).

 

Un concept clé ici est celui de la régulation : la mort doit être aussi présente que la naissance (tout comme dans le cycle de vie des cellules vivantes, où un "défaut de mort" peut entraîner une croissance cancéreuse). Nous avons probablement tous fait l'expérience qu'il est plus facile de commencer quelque chose de nouveau que d'abandonner quelque chose que nous faisons depuis longtemps, et pourtant, si nous n'abandonnons pas, il est peu probable qu'une véritable transformation se produise.

 

Avec nos clients, cela devient une partie importante de notre travail : leur permettre, à la base du processus U d'Otto Scharmer, de nommer ce dont ils ont besoin de se défaire avant de ‘Présencer’, cristalliser et prototyper le nouveau. Dans un atelier, cela peut prendre la forme d'un engagement que le groupe élabore et accepte d'approuver - même si le travail difficile du laisser-partir, laisser-mourir effectif viendra plus tard, dans les semaines ou les mois qui suivent, lorsqu'ils devront traduire cet engagement de manière opérationnelle et faire face "pour de vrai" aux dynamiques déstabilisatrices de tout processus de transformation.

 

On pourrait être tenté de penser que, lorsqu'il s'agit d'accepter de laisser partir pour laisser venir, les organisations chrétiennes ont plus de facilité ; en effet, au cœur de leur Foi, le Mystère Pascal (la mort et la résurrection de Jésus) fournit un cadre merveilleux pour trouver un sens à ce qui nous est demandé : d'accepter de laisser partir, de laisser mourir, avant de laisser venir, de laisser vivre, et de le faire dans la confiance - voire dans la foi - que même si nous ne savons pas ce que sera le "nouveau", c'est en laissant partir ce qui ne peut plus continuer dans le futur que nous créons l'espace pour que le "nouveau" puisse naître.

 

Dans notre expérience de travail avec les congrégations religieuses, il est vrai que le Mystère Pascal est, indéniablement, d'une grande aide pour elles quand il s’agit d’entrer dans ce territoire de "nommer" ce qui doit mourir, et de prendre l'engagement nécessaire pour le laisser-partir. Pourtant, nous avons également remarqué que la traduction d'un tel engagement en une réalité opérationnelle est souvent assez difficile - un peu comme la plupart d'entre nous, comme mentionné ci-dessus.

 

Comment cela se fait-il ? Peut-être que la psychodynamique du mystère pascal peut nous aider à mieux le comprendre.

 

L'aspect central du mystère pascal est assez simple : se fiant à la volonté de Dieu, Jésus accepte de mourir sur la croix et ressuscite le troisième jour, témoignant ainsi qu'après la mort vient une vie nouvelle. Pour tous les chrétiens du monde, cette dynamique est le cœur même de leur foi. En d'autres termes, cette dynamique devait se produire, car c'est dans son déroulement que le mystère de Dieu est révélé.

Pourtant, en tant qu'êtres humains, à travers les siècles, nous avons souvent été tentés de considérer certains des personnages de cette dynamique comme "l'ennemi", comme "le mal" - comme si, sans leur intervention, Jésus aurait pu continuer à vivre et à accomplir ses miracles sur Terre.

 

Mais la foi chrétienne elle-même indique le contraire : c'est en mourant au moment où il l'a fait, et de la manière dont il l'a fait, que Jésus a révélé le mystère de Dieu à l'humanité. En d'autres termes, il devait être trahi, jugé, condamné à mort et crucifié, car sans cela, le mystère de la résurrection (de la vie après la mort) n'aurait pas pu être révélé.

 

L'implication de ceci est que tous les personnages de ce drame sont essentiels, et ont un rôle pour que le Mystère Pascal puisse se déployer. Judas, le traître ; les grands prêtres, qui veulent se débarrasser d'un rival ; Ponce Pilate, le gouverneur romain, qui "se lave les mains" de l'affaire, condamnant ainsi Jésus ; Jésus lui-même, bien sûr, qui incarne le bien qui mourra néanmoins ; et aussi les témoins, à commencer par Marie-Madeleine, puis les apôtres, qui peuvent douter mais finissent par se rallier à l'évidence de la vie qui a traversé la mort. Le mystère pascal est donc une histoire dynamique, le résultat de l'interaction de tous ces personnages, et non l'histoire d'une seule personne.

 

Qu'est-ce que tout cela a à voir avec la régénération organisationnelle et sociétale, pourriez-vous (à juste titre !) demander ? Eh bien, quelle que soit votre foi, et même si vous êtes athée, cette histoire reste fondatrice pour de nombreuses civilisations, et elle peut contribuer à éclairer ce qui peut parfois nous empêcher de nous engager dans une régénération organisationnelle ou sociétale réussie, principalement en soulignant les différents rôles qui doivent être assumés, joués, interprétés dans ce qui doit essentiellement être un ensemble d'interactions dynamiques entre ces rôles.

 

Prenons l'exemple des transports à base de pétrole. Il ne prendra pas fin si nous nous engageons à le faire - que nous soyons les utilisateurs qui en profitent actuellement, les constructeurs automobiles qui veulent s'aligner sur les objectifs climatiques, les compagnies pétrolières qui proposent de passer aux énergies renouvelables, ou le gouvernement qui sent le vent tourner (pardonnez le jeu de mots).

 

Il faudra que des personnes jouent le rôle du mauvais objet, de ceux qui sont considérés comme des grands prêtres conspirant pour tuer ce qui est bon (appelés les Amish par le président français il y a quelque temps) ; il faudra un traître, un Judas - peut-être un constructeur automobile ou une compagnie pétrolière rompant les rangs du comportement attendu ; un gouvernement acceptant de condamner à mort le transport à base de pétrole tel que nous le connaissons ; et aussi des témoins de la nouvelle vie qui est possible au-delà du transport à base de pétrole.

 

D'un point de vue psycho-dynamique, cela signifie que pour qu'une régénération réussie ait lieu, plusieurs rôles de mauvais objets doivent être assumés, et donc plusieurs personnes doivent accepter de se proposer pour les assumer - même si cela signifie être dénigré et insulté pendant des semaines, des mois ou des années. En d'autres termes, ce que le mystère pascal suggère, c'est que la régénération ne se fait pas "gentiment", en mettant tout le monde d'accord sur le fait que c'est une bonne idée, ou qu'elle peut être douloureuse mais que nous la supporterons de manière adulte et harmonieuse.

La régénération exige que certaines personnes endossent le rôle de "méchants" et soient considérées comme celles qui condamnent à une mort injuste - c'est le prix à payer pour le déploiement si nécessaire d'une nouvelle vie.

 

Bien entendu, l'intention ici n'est pas d'excuser les comportements violents ou abusifs, sous prétexte qu'ils seraient au service de la régénération. Le comportement actuel d'Elon Musk, insouciant et peut-être sociopathe, dans sa gestion de son nouveau jouet "Twitter", n'a rien à voir avec la régénération, et ressemble plutôt aux résultats d'une pulsion mégalomane indomptée.

 

L'intention est plutôt d'encourager ceux dont le rôle est de prendre des décisions, de suivre ce que le discernement collectif indique et d'agir réellement en prenant des décisions suivies d'une mise en œuvre effective. La régénération l'exige - et nous ne pouvons pas tous être Jésus, le gentil de l’histoire !

 


Les femmes dans un monde d'hommes : La transformation de la dynamique de genre par la récupération des identités

Il y a quelques semaines, quelqu'un nous a écrit sur Linkedin pour nous dire qu'il avait beaucoup apprécié un de nos articles, publié en 2008 dans Organisational & Social Dynamics.

Nous sommes allés le chercher et avons décidé de le republier sur le blog. Bien sûr, cela a pris quelques années et il y a eu de nombreuses évolutions. Mais c'était définitivement un article (et un travail) pionnier. Je pense qu'aujourd'hui, certaines parties, notamment la nuance que nous avons gardée autour de "nature ou culture", seraient certainement écrites de manière plus ferme et cohérente d'un point de vue théorique.

Mais il y a quelque chose qui reste très présent pour nous dans le travail sur la diversité dans les organisations, lu à travers les clés psychodynamiques des Relations de Groupe. C'est autour du thème de la reconnaissance des identités, de la tentative inconsciente de les aplatir, de les lisser, de l'alter-phagie dont nous parlons dans l'article et de la honte qui risque, lorsqu'elle n'est pas reconnue, nommée, gérée, de bloquer complètement la transformation.

 

Lire l'article sur Organisational & Social Dynamics


discerner-pour-mieux-choisir

Discerner pour mieux choisir

Aujourd’hui, j’ai déjeuné avec un ami, chef d’entreprise, qui se plaignait de ne pas avoir le choix d’accepter une baisse de prix imposé par un de ces clients les plus gros. Cela lui imposera de sous-traiter une partie de son activité dans des pays à bas coûts.

C’est complétement contraire à ses valeurs et à ce qu’il souhaite construire. Ils souhaitent ancrer son entreprise dans le territoire français et travailler avec des fournisseurs dont il peut connaître précisément les conditions de travail sociales et environnementales.

Qui de nous, aussi engagé soit-on, n’a pas vécu cette incohérence entre nos idéaux les plus ancrés et nos décisions sous couvert du prétexte que nous n’avons pas le choix ?

 

Je lui réponds : « Aujourd’hui, tu dis ne pas avoir le choix…. Et si, tu avais le choix, qu’est-ce que tu ferais ? »

Revenons au processus qui nous amène à prendre cette décision.

Une décision suppose un choix entre au minimum une option A et une option B voire de multiples options.

Dans le cas de mon ami, il peut choisir de refuser cette baisse de prix ou de l’accepter. S’il refuse, cela aura des conséquences certaines sur son activité mais lesquelles ? Peut-être cela l’obligera-t-il à diversifier sa clientèle, à développer des solutions innovantes, à trouver de nouveaux partenariats…

Prenons-nous le temps de poser ce choix ?

Sans choix, il n’y a pas vraiment de décision libre car le discernement ne peut se faire.

Qu’est-ce que ce mot signifie et pourquoi est-il si peu utilisé dans notre vocabulaire contemporain ?

Discerner vient du mot krisis : le jugement, et du latin, discernere : séparer.

Le discernement est une démarche qui concerne à la fois l’analyse de la situation, la formulation d’une question ou d’un problème méritant un jugement et une décision, la mise en œuvre d’un processus de délibération sur cette question et la décision finale.

Se donne-t-on la possibilité de choisir et donc de discerner ?

Se pose-t-on la question, j’ai le choix entre construire une piscine ou une autre alternative comme designer un jardin écologique, esthétique et récréatif pour mes enfants ? J’ai le choix entre partir au Japon ou faire vivre un vrai dépaysement et des rencontres profondes autour de chez moi ?

 

Nous sommes souvent très conditionnés par notre entourage, les injonctions déguisés dans les publicités. Nous pouvons retrouver une certaine liberté intérieure en nous offrant ce temps de discernement en posant un vrai choix avec deux alternatives positives qui, chacune, nous donnent envie.

 

Le discernement consistera ensuite à analyser rationnellement ce que chaque choix m’apporte personnellement, à ma famille, à mon environnement et là où il desserrent ces mêmes dimensions sans préjuger de la réponse. Si une attirance spontanée m’oriente vers l’une ou l’autre je la freine et me laisse le temps d’envisager « froidement » une analyse rationnelle des diverses options.

 

Une fois, l’analyse faite, je m’intéresse aux émotions que chaque option me procure. Je m’imagine vivre telle ou telle option et je suis attentif à ce que cela génère en moi.

Si une option me procure plus d’énergie, de dynamisme et de vie, alors il semblerait qu’elle soit plus en cohérence avec moi-même et mon projet.

Si, au contraire, elle génère en moi un manque d’énergie, un frein, un manque de vie et de dynamisme, alors il semblerait qu’elle s’éloigne de ce que je souhaite profondément.

 

Le vite n’est pas nécessairement synonyme de bien et d’efficience. Prendre le temps de contempler notre réalité, sentir ce qu’elle nous dit et poser un vrai choix en étant attentif à nos humeurs intérieures est un outil précieux pour décider avec une vraie liberté.