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Marcher avec les systemes: apprentissage 2 – Grande Traversée des Alpes partie I – 2022

Fort de cette première expérience en solitaire, je me lance un nouveau défi : la traversée des Alpes du Nord au Sud. Je prévois de marcher sur le GR5 du lac Léman à la Méditerranée dix jours par an pendant trois ans.

J’ai bien retenu les leçons de l’année précédente grâce à mes précieux apprentissages : une première étape courte avec peu de montée, un sac beaucoup plus léger, je me suis informé sur les conditions d’enneigement et j’ai pris mes crampons. Les deux premières journées se passent bien. Le rythme prudent que j’ai prévu me permet de me perdre plusieurs fois sans stresser, de bien profiter de la vue du Léman dont je m’éloigne en montant.

Le troisième matin, je prends un café avec un Suisse qui vient de terminer ses études. Il prévoit de faire le GR5 en trois semaines. En reprenant la route, je sens que je me mets à marcher un peu plus vite. Quatrième matin, la pause-café est avec un « vieux » français de 50 ans. Il prévoit plus d’un mois pour le GR. Il marche lentement, je le distance vite. Je me sens en forme, j’ai prévu de marcher sept heures, peut-être huit jusqu’à un bivouac au pied d’une cascade.

Après un démarrage intense je m’arrête pour déjeuner au bord d’une rivière et fais un petit crochet par un village pour une bière en terrasse. En repartant, le soleil commence à chauffer et la bière me tourne un peu la tête. Au moment de rejoindre le GR, je croise un marcheur que j’avais vu le matin, il part dans le sens inverse. J’ai du mal à retrouver le balisage du GR, le soleil est étouffant. Après un point GPS, je commence à longer une grande route. Cinq, dix, vingt minutes passent. Gros doute. Je reprends le GPS et je comprends que suis parti dans une mauvaise direction. Le marcheur avait raison, c’est moi qui me suis trompé. Je suis fou de rage contre moi-même.

Hors de question de renoncer au bivouac, j’avance à marche forcée. J’avale les kilomètres, le soleil de l’après-midi brûle, mes pieds aussi. Mon talon droit commence à me faire souffrir mais je ne lâche pas mon objectif. Arrivé à la fameuse cascade, impossible de trouver la zone de bivouac. Ça doit être plus loin. Je reprends la montée en boitant, toujours pas de bivouac. Je finis par planter ma tente au bord du chemin entre deux lacets quand la nuit tombe. Après une toilette dans un ruisseau, un coup de fil à ma famille et un bon plat de pâtes je fais le bilan. Qu’est ce qui s’est passé ?

En reprenant la carte, je comprends que le bivouac était avant la cascade. J’étais tellement fatigué que je n’ai pas regardé la carte et je me suis trompé une deuxième fois. Avec mes apprentissages de l’année précédente, je pensais avoir tout compris. Je les ai bien appliqués au début, mais à un moment ça a dérapé. Par obstination et par fierté, j’ai ignoré tous les signaux qui me disaient de faire attention, de ralentir. Résultat je suis furieux, j’ai passé une journée horrible et je ne suis même pas sûr de pouvoir finir la marche avec mon talon en vrac. Je m’étais promis de profiter du paysage, d’être raisonnable. Au lieu de ça j’ai voulu aller le plus loin possible alors que j’avais déjà perdu deux heures. J’étais tellement fatigué que j’avais perdu ma capacité à prêter attention aux signes que je pensais avoir acquise l’année dernière. Pourquoi ?

J’ai voulu aller trop loin. Finir en moins de jours que prévu, comme l’année précédente. Je me suis surestimé, mon orgueil a été titillé par le Suisse trop rapide et le français trop lent. J’ai oublié pourquoi je suis parti marcher : pour établir un record de vitesse ou passer un bon moment ? En me comparant aux autres et en suivant mon égo, j’ai oublié la raison profonde de cette marche. La performance a pris le pas sur mon intention première. Ce moment douloureux physiquement et moralement m’a forcé à me poser la question et à graver la réponse dans mon corps et mon cerveau. Si je suis là, c’est pour passer un bon moment à mon rythme, pas pour battre un record. Je marche pour le chemin, pas pour la destination. Je n’étais pas près de l’oublier.

Le lendemain, après une pause-café au bord d’un lac qui reflète un immense rocher, je m’arrête de marcher à 14 heures au bord d’un ruisseau dans un endroit magique. Je passe l’après-midi à lire et à somnoler. Je suis juste bien.

En théorie des systèmes, ça s’appelle le changement 2, « double loop learning » en psychologie comportementale. L’année précédente, j’avais ajusté certains paramètres du système de ma randonnée – le poids de mon sac, la durée des étapes, le matériel – en prenant en compte des feedbacks. Ces changements de type 1 ont permis de « maintenir » le système, c’est-à-dire de poursuivre ma marche dans des bonnes conditions. L’année suivante, le système n’a pas résisté aux turbulences.

Dans un moment de crise, j’ai du lever le nez du guidon. Faire un pas de côté pour comprendre ce qui s’était passé et m’interroger sur ma façon de voir cette marche. J’ai pris conscience de l’enchainement qui s’était répété : accélération / fatigue / baisse de vigilance / erreurs / fatigue / colère. Cela m’a aidé à mettre en œuvre un nouveau comportement plus vertueux et en phase avec mes envies profondes. Ralentir me permet de mieux percevoir les signes et d’être aligné avec mon intention La prise de conscience des principes sous-jacents du système (intention, objectifs, enchaînements…) m’a permis d’opérer un changement plus durable, à l’épreuve des événements.

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