Liberté et dynamique inconsciente
Jusqu'où peut-on être libre au travail ?
Anabelle occupe un poste très prometteur dans le département des produits en ligne d'une prestigieuse société d'investissement à Paris. Elle vient à des séances de coaching mensuelles depuis quelques mois parce qu'elle est aux prises avec des problèmes de management au sein de son équipe et qu'elle aimerait explorer comment les gérer différemment. En parallèle, elle ne s'entend pas avec son patron, qui, selon elle, la micro-manage et étouffe ainsi ses capacités.
Un jour, elle arrive, l'air beaucoup plus gai, tout sourire et légèreté. En s'asseyant, elle se lance tout de suite dans l'annonce de la grande nouvelle : "Je quitte mon travail !". Elle continue en me disant à quel point elle se sent mieux depuis qu'elle a pris cette décision, à quel point elle se sent plus légère, que les derniers mois ont été étouffants au travail, avec son patron toujours sur son dos, ne lui laissant aucune liberté, que la liberté est importante pour elle, et comment en prenant cette décision de démissionner elle a l'impression de retrouver sa liberté...
Plutôt que de la féliciter, je lui ai répondu sous forme de question : "Es-tu sûre que c'est en toute liberté que tu as pris cette décision ?". Cela a dû lui faire l'effet d'une douche froide, je suppose....
"Oui, bien sûr, mais pourquoi dis-tu cela ? Je ne me sentais pas bien dans l'équipe, Fred [son patron] me traite comme un enfant de 8 ans, j'ai travaillé si dur pour arriver là où je suis, alors je veux choisir ce qui est bon pour moi et ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi j'ai fait ce choix, et cela m'a libéré - à la fois le résultat (je peux choisir où aller maintenant), et le processus (enfin, je pouvais exercer ma liberté, plus de cet environnement étouffant !) Alors pourquoi essayes-tu de gâcher mon plaisir ? Tu as peur que notre coaching prenne fin prématurément et que tu perdes un client ?".
Oui, bonnes questions. Pourquoi me suis-je demandé si elle avait agi en toute liberté, plutôt que de me réjouir avec elle de quelque chose qui lui avait clairement procuré de la joie ? Étais-je contrarié qu'elle ait pris cette décision sans en parler d'abord lors de nos séances de coaching ? Etais-je - comme elle l'a suggéré - inquiet de perdre un client, ou du moins de craindre une fin prématurée de notre relation de travail ? En tant que coach, j'estime qu'il est de mon devoir de remettre en question mes propres dynamiques internes, de peur qu'elles ne viennent me faire dérailler de mon rôle.
Mais rien de tout cela n'a résonné en moi. Paradoxalement, j'ai ressenti un certain sentiment de non-attachement, de "liberté intérieure" comme diraient les Jésuites, par rapport à la décision prise en dehors de nos sessions, ou à la perspective de la fin du coaching.
Ce qui m'a frappé lorsqu'elle m’a annoncé sa nouvelle, c'est plutôt une immense impression de déjà-vu. L'histoire qui se répète, des schémas inconscients qui tissent leur toile et attrapent leur proie sans qu’elle ne s’en rende compte. Il n'y avait là pour moi aucune liberté, mais plutôt le sentiment qu'elle était une marionnette manipulée par son propre drame intérieur - c'est ce qui a généré chez moi une réponse aussi directe - et sans doute dérangeante.
Un peu d'histoire me parait nécessaire ici.
Annabelle est l'aînée d'une fratrie de 4 enfants, avec des parents probablement aimants, mais certainement anxieux (c’est leur premier enfant !), qui a grandi avec un sentiment de restrictions constantes : elle ne pouvait pas sortir pour jouer quand elle était enfant, ni aller à des fêtes avec ses amis quand elle était adolescente ; ses matières scolaires étaient choisies pour elle par ses parents, tout comme son parcours universitaire plus tard - jusqu'à son premier acte d'affirmation de soi, quand elle a abandonné ses études d'ingénieur pour s'inscrire dans l'une des meilleures écoles de commerce de France.
Sa carrière démarre alors de manière prometteuse, lorsqu'elle est recrutée par Total, après un stage de 6 mois. Mais rapidement, elle s'impatiente, sentant que sa créativité est bridée, que la culture managériale est infantilisante ; elle cherche alors une porte de sortie et démissionne.
Son passage chez Danone a été plus prometteur ; elle a aimé la culture de l'entreprise et a occupé plusieurs postes jusqu'à ce qu'elle se retrouve (à nouveau) avec un patron qui, selon elle, lui bridait les ailes, mais semblait laisser les autres membres de l'équipe s'en tirer à bon compte ("comme à la maison quand j'étais petite", a-t-elle commenté une fois lors d'une séance de coaching, "quand on me disait sans cesse que je ne pouvais pas faire ceci ou cela, mais que plus tard, mes frères et sœurs étaient autorisés à faire beaucoup plus que moi"). Annabelle a donc quitté son emploi - une nouvelle fois.
Elle a ensuite fait un passage dans une banque de détail, qui s'est terminé de la même manière et pour les mêmes raisons.
Et maintenant cette nouvelle décision ; autrement dit, 4 fois en 12 ans environ. Je n'y peux rien : mon travail consiste à essayer d'identifier les schémas répétitifs de mes clients, et à les aider à les découvrir. Et ce que le schéma d'Annabelle révélait, c'est que, loin d'agir sous l'effet d'une liberté intérieure, elle était en fait en train de répéter impuissamment un schéma qui avait régi sa vie jusqu'à présent - la trompant en lui faisant croire qu'elle faisait des choix libres, alors qu'en fait elle projetait inconsciemment ses expériences d'enfance non travaillées sur sa situation professionnelle actuelle, et se rebellait contre elle d'une manière qu'elle n'avait pas été capable de faire dans son enfance.
Si c'était la liberté qu'elle voulait, il fallait qu'elle se libère du modèle même qui contrôlait son comportement. Il faudrait alors qu'elle reconnaisse et assume les sentiments que le fait de grandir avec de tels parents a déclenchés en elle ; qu'elle réintègre les parties d'elle-même qu'elle n'a pas été autorisée à exprimer ; et qu'elle apprenne à discerner et à décider à partir de "l'ensemble d'elle-même", plutôt qu'à partir de cette partie blessée d'elle-même qui cherche sans cesse la réparation.
Dieu merci, notre relation de travail était très bonne, si bien qu'Annabelle - bien qu'elle m'ait posé ses propres questions difficiles - a pu m'écouter, confiante dans le fait que je parlais d'une manière ou d'une autre d'un endroit qui pouvait offrir une perspective intéressante, une perspective à laquelle elle pouvait être aveugle.
Et en effet, le reste de la session a été très constructif. Elle a été capable de reconnaître qu'elle répétait un vieux schéma enfoui depuis longtemps, et de surmonter ses sentiments initiaux de culpabilité et de honte de l’avoir répété.
Cependant, sa décision de quitter son emploi était prise, et notre tâche commune était maintenant de l'aider à gérer au mieux cette période de transition, et de faire le deuil : de son emploi, et de ces sessions de coaching, payées par son employeur actuel, qui prendraient fin lorsque son emploi chez eux prendrait fin.
Au cours des deux séances qui ont suivi - et qui ont été les dernières de notre travail ensemble - il est devenu de plus en plus clair pour elle que cette séance particulière avait été déterminante pour elle, car elle lui avait permis de voir enfin l'éléphant (ses schémas) dans la pièce (sa vie au travail), de le nommer, de le reconnaître, afin que la prochaine fois qu'elle y sera confrontée, elle ait - enfin ! - un vrai choix : suivre l'éléphant une fois de plus, ou lui demander de quitter la pièce.
« Pourquoi ? » : La transition écologique en quête de sens
« Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien », disait Woody Allen. Aujourd’hui, c’est ce que nous appelons communément « la planète » qui ne va pas très bien : dérèglement climatique, hausse des températures et montée des eaux, effondrement de la biodiversité, augmentation des maladies zoonotiques, dont la Covid-19 en est la dévastatrice incarnation.
Dès l’horizon 2050, la planète Terre pourrait être invivable pour une partie importante de la population mondiale, forcée alors de migrer vers des pays dont les économies, si elles continuaient dans leur trajectoire actuelle, auraient peu de chance de pouvoir absorber un tel choc migratoire.
D’autant que la capacité même de la Terre à pouvoir continuer à nous nourrir est remise en question, non pas seulement par des collapsologues illuminés aux visions apocalyptiques, mais par des scientifiques de renom, dont Dennis Meadows, auteur du fameux ‘rapport du Club de Rome’ qui avait modélisé déjà, au début des années 70, le dérèglement biosphérique que nous vivons aujourd’hui.
Ce futur n’est pas écrit. Il n’adviendra que si nous n’agissons pas ; si nous continuons le ‘business as usual’. Les solutions pour faire advenir un futur différent sont connues : elles se résument par ce que la plupart des gens appellent ‘la transition écologique’, ou par ce que certains pionniers ont déjà initié : l’économie régénérative, c’est-à-dire des activités économiques qui produisent de la valeur tout en régénérant les écosystèmes dont la vie sur Terre – notre vie – dépend.
Et néanmoins, force est de constater que nous n’arrivons pas, collectivement, à faire ce pas, pourtant salutaire. Pourquoi ?
Un premier niveau d’explications se situe au niveau de notre modèle économique lui-même. Il serait trop dur de le transformer, voire d’en sortir, tant nous serions devenus ‘accros’ à la croissance, qu’une transition écologique menacerait, risquant de nous plonger dans une dépression économique de grande ampleur.
Des arguments aujourd’hui dépassés, non seulement par les études scientifiques et les modélisations financières de ces dix dernières années, mais surtout pas la révolution des dogmes que la crise de la Covid a déclenchée : si l’enjeu en valait vraiment la chandelle, nous pourrions y arriver, « quoi qu’il en coûte ».
D’où l’importance d’explorer un deuxième niveau d’explications : notre rapport à la Nature, où plus précisément notre déconnexion, notre désunification avec elle. Au fil des siècles, l’Homme s’est extrait de la Nature, a refoulé les liens inaliénables qui l’inscrivent dans cette ‘toile de la Vie’. Il en a fait un objet, externe à lui ; un objet à contrôler, à dominer, à exploiter au service de son propre développement. Quel intérêt à « sauver la planète », si elle est une commodité comme les autres ?
Aujourd’hui, la plupart des discours politiques restent ancrés dans cette vision utilitariste de la Nature. A l’extrême, il y a les discours belliqueux, qui voient le dérèglement climatique et ses conséquences comme des phénomènes étrangers à nous ; comme des ennemis à notre bon-vivre qu’il faudrait combattre en faisant « la guerre au climat ».
Mais même dans les discours plus mesurés, et tout autant volontaristes, c’est la vision utilitariste qui prédomine : nous sommes exhortés à nous engager dans cette transition écologique pour préserver les conditions de viabilité de l’espèce humaine sur la planète pour les siècles à venir ; pour laisser à nos enfants un monde viable, vivable et durable ; pour relancer l’économie grâce à une croissance verte respectueuse des écosystèmes dont nous dépendons.
Même si tout cela est sans doute vrai, et louable, notons un grand absent dans ces discours : le sens de notre vie sur Terre, et notre place dans le grand récit de la création. Enfin, absent, pas complètement : car le 8 novembre 2020, pour son discours d’intronisation, le nouveau vice-président de la Bolivie, M. David Choquehuanca, n’a pas fait dans la demi-mesure.
Son discours, largement passé inaperçu dans les médias occidentaux, expose un projet politique qui puise explicitement sa source et sa légitimité dans les récits indigènes boliviens de la création de la vie sur Terre, et des liens inébranlables qui nous unissent à la Nature.
Après une longue ouverture durant laquelle il ancre son autorité en demandant permission « aux dieux, aux anciens, à la Pachamama (Terre-mère), aux Achachilas (esprits protecteurs) », M. Choquehuanca présente sa vision d’une Bolivie qui retrouve son unité et sa vitalité en se reconnectant aux principes du vivant, et, ce faisant, s’assure que tous les Boliviens soient inclus dans cette prospérité, et qu’aucun ne soit laissé au bord du chemin.
Voilà donc un discours de chef d’état qui détonne de ceux que nous entendons habituellement, bardés de chiffres, d’indicateurs, et de sigles compliqués. Un discours qui nous interpelle à un autre niveau de notre humanité : celui du sens de la vie, de sa dimension sacrée, et de notre appartenance au cœur de cette toile de vie.
Qui nous rappelle pourquoi l’homme, sur Terre, est invité à la laisser dans un meilleur état que celui dans lequel il l’a trouvée – pas pour se soumettre à un impératif moral, mais, au contraire, pour vivre pleinement sa nature ontologique d’Être humain.
David Choquehuanca n’est pas le premier chef d’état à tenir un tel discours. Le pape François (eh oui, le Vatican est bien un état !) l’avait fait avant lui, dans son encyclique Laudato Si en 2015. Là aussi nous avions entendu des propositions économiques et sociales très fortes, ancrée dans un esprit de justice, de solidarité et, bien sûr, de respect de la Terre ; et toutes découlaient d’un grand récit de la création, et de la place de l’Homme dans ce récit. S’il y a bien sûr des différences de perspectives théologiques entre ces deux hommes d’état, leurs convergences sont bien plus grandes que ces différences.
Est-ce donc cela qui manque à nos sociétés occidentales, sécularisées, pour basculer corps et âmes dans la transition écologique ? L’heure des grands récits a-t-elle à nouveau sonné ? Sans doute. Et des récits qui nous unissent plus qu’ils ne nous séparent, l’autre grande soif que nos sociétés vivent en ce moment.
Nommer sa propre contribution au problème : du business basé sur le déni à une économie régénératrice – Partie 3
Le déni est remis en question
Dans son splendide article, la célèbre chercheuse en systèmes Donella Meadows (1999) explique comment, dans un complexe d'appartements aux États-Unis où les maisons étaient plus ou moins identiques, la consommation d'électricité était 30 % moins élevée dans un bloc particulier que dans les blocs environnants.
Alors que l'isolation, le nombre d'appareils, le coût de l'électricité, etc. étaient tous les mêmes, la seule différence était l'emplacement du compteur : dans l'entrée pour les maisons qui consommaient moins d'électricité, au sous-sol pour les autres maisons.
Passer devant le compteur et avoir ainsi un accès constant à ses informations est ce qui a fait la différence. Toute activité anormalement élevée pourrait être remarquée rapidement, ce qui permettrait de trouver la cause profonde et de prendre des mesures correctives. Ainsi, le positionnement du compteur apporte "des informations à des endroits où elles n'arrivaient pas auparavant, amenant les gens à se comporter différemment".
Aujourd'hui, l'humanité a également accès à des informations qu'elle n'a jamais eues auparavant. Outre les médias traditionnels, nous disposons de nouveaux canaux d'information brute et non filtrée : le GIEC pour le changement climatique, mais aussi Wikileaks, Edward Snowden, les fuites de Panama, etc. De plus, nous sommes aujourd'hui immergés dans une plateforme qui diffuse et relie toutes ces informations en un instant : le Web.
Dans ce contexte, nous sommes inondés de preuves des conséquences de nos actions et des interconnexions entre ce que nous faisons et l'impact que cela a sur le monde et, dans les cercles, sur nous.
Ce flux d'informations peut exacerber notre déni et notre désaveu individuels et sociétaux, ou, comme le compteur électrique le fait pour les familles mentionnées par Donella Meadows, il peut nous donner l'élan nécessaire à une action transformatrice.
Du business fondé sur le déni à une économie régénératrice
Cette action transformatrice nous obligerait, pour citer à nouveau Lawrence, à passer à la position dépressive, dans laquelle "nous déplaçons la préoccupation principale de la survie du moi à la préoccupation de l'objet dont l'individu dépend". Bien que Lawrence se réfère ici à une dynamique intra-psychique, nous pourrions étendre son argument aux niveaux organisationnel et social : en déplaçant notre préoccupation première de la survie de notre entreprise vers une préoccupation pour les objets dont notre entreprise, et même nous-mêmes, dépendons : les écosystèmes naturels et les systèmes sociaux qu'ils hébergent.
Cela signifie qu'il faut se débarrasser des angles morts qui nous maintiennent dans le "faux monde" et habiter mentalement et de tout cœur le "vrai monde", où les résultats (et non plus seulement les extrants) deviennent nos principes directeurs, où les impacts directs et indirects de nos activités ne sont plus définis comme des externalités, mais reviennent au centre de nos décisions stratégiques.
Tel est l'objectif de l'économie régénératrice : assumer des rôles dans des organisations qui peuvent générer la prospérité personnelle, la prospérité du système et, en fin de compte, la prospérité de l'écosystème, tout cela en même temps, sans que l'un soit ignoré au détriment des deux autres. La figure 2 illustre ce à quoi cela pourrait ressembler.
Pour en revenir au diagramme que nous avons présenté plus tôt dans cet article (Figure 1), cela signifie entrer dans l'espace du "leadership par la raison d’ëtre" : un espace dans lequel vous mobilisez le Système dans lequel vous travaillez pour avoir un impact dans le monde qui soit congruent avec le monde dans lequel vous voulez vivre (et dans lequel vous voulez que vos petits-enfants vivent).
Pour beaucoup, cela peut prendre la forme, comme ce fut le cas pour Michael, de l'abandon de l'"ancien" pour promouvoir le "nouveau", par exemple, en quittant une organisation du 20e siècle pour créer une entreprise plus petite, organisée dès le départ avec l'objectif clair d'avoir un impact positif dans le monde. Nous ne pouvons pas encore savoir jusqu'où cette tendance va s'étendre, mais étant donné le niveau d'imprévisibilité qui caractérise notre époque actuelle, nous pourrions imaginer un avenir dans lequel les grandes entreprises dinosaures s'effondrent et disparaissent, tandis que de nouvelles organisations motivées par un but précis émergent et se développent à leurs côtés, remplaçant cet écosystème d'entreprise obsolète.
Cependant, pour beaucoup, ce n'est pas une option, et la question peut être "Comment puis-je être un leader en guidant au travers de la raison d’être, au sein de mon organisation ?".
Dans de nombreuses organisations, cela est possible en apportant plus d'informations du terrain et en engageant les décideurs clés autour de ces informations. Toutefois, pour qu'ils y parviennent, la culpabilité et la honte (les plus susceptibles d'être ressenties en réalisant leur rôle) devront être contenues, afin de ne pas accabler les gens et de ne pas induire de régression.
Notre expérience de travail avec les entreprises nous indique que cela nécessite une approche différente de celle utilisée, par exemple, dans les conférences sur les relations de groupe ou la psychothérapie : par exemple, étant donné que le fait de nommer directement ces sentiments pousserait probablement d'autres mécanismes de défense autour d'eux, il serait plus productif d'entrer dans l'espace transitionnel du jeu en organisant une réunion hors site pour explorer ensemble les futurs possibles.
Une fois que le "sensing" (voir Scharmer, 2013) du Contexte et du Système a été réalisée collectivement, nous pouvons passer à la mise en évidence conjointe des limites du modèle actuel, en soulignant ce qui ne peut pas continuer dans le futur si nous voulons maintenir la santé financière de l'entreprise et, en même temps, contribuer à un monde qui répond à nos besoins, à nos attentes et à celles des générations à venir.
Il sera alors temps d'engager le collectif à imaginer des futurs souhaitables, en faisant appel à son esprit ludique, à son imagination et à sa créativité pour résoudre l'équation de base de l'économie régénérative : à quoi ressemblerait une entreprise capable d'accroître sa propre prospérité, celle de ses employés et de contribuer en même temps à la prospérité de nos écosystèmes ? Qu'est-ce que nous arrêterions de faire, qu'est-ce que nous commencerions à faire, et qu'est-ce que nous ferions différemment ?
Fondamentalement, plutôt que de simplement souligner ce qui n'allait pas dans le passé (ce qui ne fera qu'exacerber la culpabilité et la honte, ainsi que les mécanismes de défense associés), nous devons amener les décideurs à créer des histoires de futurs possibles et souhaitables, qui stimuleront leur désir de s'engager dans la transformation nécessaire. C'est le fondement philosophique du documentaire à succès de 2015, Demain : ne pas engager les gens par la culpabilité, la honte et la peur de l'état de la Terre, mais plutôt par l'optimisme, l'espoir, l'imagination et la créativité.
Les actions ne seront donc pas motivées par un souci de réparation, c'est-à-dire de réparer les dommages pour lesquels nous nous sentons si coupables et honteux. Ils seront plutôt développés dans un esprit de régénération, c'est-à-dire en permettant à la vie d'avancer et en développant les conditions pour plus de vie.
Dans certaines organisations, une approche différente est possible, d'autant plus qu'elles ont atteint un nouveau niveau de maturité, devenant ce que Frédéric Laloux (2014), dans son livre révolutionnaire Reinventing Organisations, appelle des organisations Teal. Selon Laloux, les organisations Teal mettent en œuvre un paradigme émergent pour le 21e siècle et prospèrent en termes d'affaires, grâce aux trois piliers autour desquels elles fonctionnent : self-management, wholeness et raison d’être évolutive.
Dans ce cadre conceptuel particulier, la "plénitude" signifie la capacité (et la liberté) de se donner entièrement au travail, ce que Michael ne pouvait pas faire dans son entreprise pharmaceutique. Ceci, à son tour, est lié au concept de finalité évolutive, c'est-à-dire l'impact qu'une organisation est censée générer dans son écosystème. Selon F. Laloux, les entreprises prospèrent lorsque les personnes, qui peuvent être pleinement elles-mêmes au travail, s'autogèrent pour percevoir et répondre aux opportunités et aux menaces dans leur contexte, sur la base de l'objectif évolutif de l'organisation pour laquelle elles sont employées. Ce faisant, note F. Laloux, les gens développent naturellement une conscience de l'impact de leurs activités sur le monde qui les entoure et une motivation pour réduire l'impact négatif et promouvoir le positif.
Ces nouveaux modèles d'organisation, ainsi que l'ensemble du mouvement de "leadership libérateur" (Carney & Getz, 2009), suscitent un vif intérêt dans le monde de l'entreprise. Une façon d'engager sa propre organisation dans la transformation pourrait donc être d'initier un processus de transformation vers une organisation Teal/libérée.
Conclusion
Reconnaître notre rôle peut être décourageant, car cela nous oblige à faire face à la culpabilité et à la honte d'avoir contribué à co-créer un monde dans lequel il n'est pas très sain de vivre. Pour ceux d'entre nous qui ont l'habitude de créer des espaces pour nommer et traiter ces sentiments, une nouvelle approche est peut-être nécessaire pour aider les gens à surmonter leur peur de la transformation et du changement.
Dans cette nouvelle approche, l'imagination et la créativité, ainsi qu'un engagement à travailler avec des informations provenant du terrain, peuvent aider à créer d'abord un conteneur sûr appelé "avenir souhaitable", qui sert ensuite à nous aider à accéder à notre moi compétent et à naviguer dans cet espace de transition. Ce n'est qu'alors, et à notre propre rythme, que ces sentiments trouveront une voix pour s'exprimer, et que notre reconnaissance de ces sentiments alimentera la volonté de régénération.
Nommer sa propre contribution au problème : du business basé sur le deni à une économie régénératrice - Partie 2
La raison d'être comme moyen de surmonter le clivage
La figure 1, adaptée du travail de l'Institut Grubb, peut nous aider à comprendre ce qui est à l'œuvre dans l'expérience de Michael.
Dans cette image, Michael (une personne) travaille dans une organisation pharmaceutique (un système) qui a un impact sur le monde (le contexte). Par ses actions, Michael contribue à co-créer une organisation qui, à son tour, contribue à co-créer le monde. En tant que personne, Michael vit dans ce monde et rêve d'un monde dans lequel il aimerait vivre, un monde qu'il aimerait améliorer, dans lequel on pourrait trouver plus de santé, plus de bien-être, plus de bonheur. Il y a douze ans, il avait rejoint cette organisation pour contribuer à la réalisation de son objectif explicite (améliorer la santé dans le monde), parce que cela correspondait à sa vision du monde et à son objectif personnel.
Cependant, pendant toutes les années où il a travaillé au sein de l'organisation, le monde qu'il souhaitait était à l'opposé de celui que son entreprise contribuait à co-créer. Michael n'était pas conscient de cela. Des mécanismes de défense personnels et sociaux (tels que le filtrage des données, le blocage de certaines questions, le refus de s'aventurer dans certaines conversations, etc.) l'ont aidé à rester déconnecté de ce "monde réel", lui permettant d'opérer dans un "faux monde" dans lequel le monde dans lequel il vivait n'était pas le résultat des impacts de son entreprise.
En d'autres termes, pour vivre dans cette réalité et rester sain d'esprit, Michael devait inconsciemment opérer une séparation nette, en son sein, de ces deux mondes. Dans sa vie privée, il s'engage auprès d'ONG, de groupes religieux et d'autres initiatives de solidarité ; dans sa vie professionnelle, il met ses talents au service de la promotion de nouvelles molécules pour son entreprise.
S'il trouvait un véritable but dans sa vie privée, il était absent de sa vie professionnelle. Pire, l'objectif formel, revendiqué par son entreprise comme une "déclaration de mission" (résoudre les plus grands défis sanitaires du monde), s'est avéré être fortement déconnecté de l'objectif mis en œuvre (trouver des marchés lucratifs pour les molécules développées).
Dans la figure 1, le point de rencontre des trois cercles est l'endroit à partir duquel on peut exercer un leadership "ciblé", c'est-à-dire mobiliser le système pour mettre en œuvre un impact sur le monde conforme au type de monde que l'on souhaite construire. De par sa position, Michael s'est trouvé dans l'impossibilité d'accéder à un tel espace de leadership et a choisi de ne plus contribuer à la co-création d'un système dont l'objectif était en contradiction avec le sien. Il a donc décidé de démissionner, de lancer une entreprise (un nouveau Système) dans laquelle ses objectifs personnels et professionnels pourraient s'intégrer. Tout comme Dubouloy décrit la transition du " faux moi " au " vrai moi ", nous émettons ici l'hypothèse que la décision de Michael était une mise en œuvre de son intention de quitter un " faux monde " pour entrer dans un " vrai monde ".
Du déni individuel au déni collectif : le rôle des mécanismes de défense organisationnels
La dynamique du déni, de la défense et de la scission explorée en détail ci-dessus est dommageable pour soi-même et, pourrait-on dire, pour le monde également. Pour beaucoup, qu'ils travaillent dans le monde des affaires ou qu'ils se contentent de le commenter, il existe une perception selon laquelle, bien que regrettable, ce type de considération de l'impact de nos activités sur le monde n'a pas sa place dans le monde des affaires, où, après tout, tout ce qui devrait compter est "ce qui est bon pour le business" - le reste n'est que des externalités. Tant que les affaires se développent, tout va bien, du moins c'est ce qu'ils voudraient nous faire croire, jetant ainsi les bases d'un déni et d'un désaveu collectifs.
Une partie de la tragédie, au-delà de l'impact dégradant de ces activités sur nos écosystèmes vivants, est que, même d'un point de vue commercial, il ne pourrait y avoir d'idée plus erronée. Toute entreprise (système), pour prospérer, doit continuellement surveiller le monde dans lequel elle évolue (contexte) et anticiper la direction dans laquelle elle se dirige afin de moduler ses réponses à ce monde émergent, plutôt que d'essayer de filtrer la réalité extérieure afin de continuer à produire le type de réponses qu'elle a toujours eu.
Pour le dire en langage psychodynamique, construire des défenses contre l'anxiété peut être fonctionnel jusqu'à un certain point, mais cela ne résout jamais l'anxiété elle-même, ni sa source. La maturation psychologique est ce qui permet de surmonter l'anxiété en s'attaquant aux problèmes qui la génèrent en premier lieu. Mais en nous amenant à croire que "tout ce qui devrait compter est ce qui est bon pour les affaires", le déni sociétal peut être soutenu par un récit collectif qui rend très difficile l'accès à la réalité du monde que nous créons (le "monde réel"), en nous "vendant" constamment un "faux monde" qui, même s'il était analysé dans le cadre d'un paradigme commercial, échouerait à son propre test.
Un exemple de cela a été l'ère de la présidence de Trump aux États-Unis : les énormes murs que Trump a essayé d'ériger. Si le plus médiatisé a été la construction fantasmagorique d'un mur entre les États-Unis et le Mexique, un autre, plus subtil, est à l'œuvre depuis des années : le mur psychique entre ce que la science fondée sur des preuves dit du changement climatique et les politiques poursuivies au Congrès. Si elles peuvent (ou non) apporter un succès temporaire aux entreprises, elles ont contribué à l'élévation du niveau de la mer le long des côtes (Miami est déjà confrontée à d'énormes défis), aux sécheresses et aux incendies en Californie, ainsi qu'à l'appauvrissement et à la toxicité des sols dans tout le pays, pour ne citer que quelques exemples. À ce rythme, en poursuivant ces politiques dans quinze ou vingt ans, les États-Unis ne pourront plus prospérer car il n'y aura plus de clients, tellement ils seront occupés à essayer de survivre aux conditions défavorables qu'ils auront créées.
La volonté de nier le changement climatique a un coût élevé, même pour les entreprises qui étaient censées profiter le plus de ce déni : les entreprises de combustibles fossiles. Dans le monde entier, les premiers à être touchés semblent être les sociétés charbonnières, dont beaucoup des principaux acteurs risquent la faillite. Alors que le mouvement de désinvestissement a gagné du terrain et que l'accord de la COP 21 à Paris a incité de plus en plus de pays et d'institutions financières à cesser de financer le charbon (on estime que six mille milliards de dollars ont été désinvestis à ce jour), l'industrie n'a pas su réagir assez rapidement.
Son modèle économique est basé sur l'utilisation du charbon dans le monde, et ce à un rythme croissant. Alors que les preuves de l'impact du CO2 sur l'augmentation des températures s'accumulent, il ne fait aucun doute que de nombreux travailleurs de l'industrie du charbon ont ressenti (inconsciemment) un clivage intérieur entre le fait de fournir un revenu à leur famille aujourd'hui et celui de créer un avenir dangereux pour ces mêmes enfants qu'ils sont heureux de nourrir aujourd'hui. Cette scission nécessite des défenses psychiques pour perdurer, ce qui signifie qu'au niveau individuel, pour maintenir cette déconnexion d'une réalité autrement insupportable, on recourt à la rationalisation, à l'omission de données, à l'exclusion de sentiments, etc.
Mais au-delà de ces processus de scission individuels - et peut-être même sous leur impulsion - il s'agit d'un véritable système de défense organisationnel, créé pour maintenir l'entreprise en vie. La création d'une culture qui exclut ceux qui remettent en question le statu quo, promeut ceux qui renforcent l'histoire dominante et exclut (par l'intimidation et/ou le licenciement) ceux qui préconisent des alternatives est sous-jacente. Nous voyons ici des dynamiques similaires à celles analysées par Amy Fraher (2005) dans le cockpit d'avions impliqués dans des accidents qui conduisent, dans ce cas, à l'effondrement de l'organisation elle-même.
Les prochaines sur la liste, à moins qu'elles ne réagissent rapidement, sont les compagnies pétrolières. Alors que le charbon a été principalement utilisé pour la production d'électricité, et pourrait donc être de plus en plus remplacé par l'énergie nucléaire ou les énergies renouvelables, le pétrole a bénéficié d'un sursis, car il est toujours très demandé dans les transports, l'alimentation et la construction, pour ne citer que quelques exemples. Cependant, les institutions financières évaluent déjà le risque d'avoir des "actifs échoués", c'est-à-dire de se retrouver avec des actifs investis dans des compagnies pétrolières qui ont perdu beaucoup de leur valeur et risquent de provoquer un retournement du marché similaire à celui qui a conduit à l'effondrement de l'industrie du charbon. Il existe donc un risque croissant de désinvestissement massif des institutions financières vis-à-vis des compagnies pétrolières. Alors qu'est-ce qui maintient les compagnies pétrolières ancrées dans ce scénario mortel ?
Activité et objectif : confusion entre "quoi et comment" et "pourquoi".
Le déni et le fractionnement dans l'industrie des combustibles fossiles sont des mécanismes de défense, probablement créés pour se protéger d'au moins deux sources d'émotions accablantes : la culpabilité et la honte d'une part (que nous analyserons plus loin dans cet article), et l'anxiété face à la perspective d'une mort imminente d'autre part, construite sur le fantasme que dans un scénario à +2° ces entreprises sont condamnées à mourir. Pour se défendre contre l'anxiété écrasante générée par la perspective de mourir, beaucoup de travail et d'énergie sont consacrés à essayer de continuer à exister sous la même forme (business as usual), même au prix du naufrage de tout le navire.
À mon avis, c'est parce que ces entreprises se sont trop identifiées à leur "quoi et comment" (leurs résultats), au lieu de se connecter à leur "pourquoi" profond (leurs résultats) pour se réinventer en permanence. Comme le suggère Simon Sinek (2009) dans sa théorie du cercle d'or, le véritable leadership consiste à s'organiser sur la base du "pourquoi", et non du "comment" et du "quoi". Pourtant, les compagnies pétrolières souffrent aujourd'hui de définir leur existence autour de leur produit (le pétrole), suggérant qu'elles existent pour apporter du pétrole aux gens et à la société, plutôt que de clarifier le but que ce pétrole devrait avoir dans la société.
Imaginez cependant que les compagnies pétrolières aient déclaré que leur vision est celle d'un monde dans lequel les humains peuvent voyager, travailler, produire de la nourriture et construire des villes d'une manière et à des vitesses jamais atteintes auparavant, et que leur objectif est de fournir aux gens et à la société une énergie bon marché pour aider à réaliser cette vision. Depuis plus d'un siècle, ils utilisent du pétrole bon marché pour y parvenir.
Mais comme il devient de plus en plus évident que leurs actions contribuent aux maladies et aux décès causés par la pollution et le réchauffement de la planète (c'est-à-dire qu'elles endommagent le Contexte), ils peuvent maintenant réévaluer leurs activités (c'est-à-dire les opérations au sein du Système, et non le Système lui-même) afin de trouver une autre énergie à faible coût pour réaliser leur vision. Le passage aux énergies renouvelables devient un changement radical de stratégie, par exemple, un changement spectaculaire de produit, mais aussi un retour aux sources de l'objectif de l'organisation (l'étymologie de "radical" est le latin de "racine").
Malheureusement, sans cette vision, toute tentative de passer du pétrole aux énergies renouvelables est vécue comme une trahison, comme une tentative de tuer l'entreprise initiale. Ce fantasme paranoïaque sert à renforcer les défenses et, paradoxalement, conduit l'organisation à une mort plus rapide : s'il nous donne un faux sentiment de répit à court terme, le déni finit, à long terme, par ne pas nous sauver de la mort que le vrai problème (s'il n'est pas traité) entraînera inévitablement. Refuser d'explorer le "pourquoi" et rester concentré sur le "quoi et le comment" a un prix élevé.
Un autre cas emblématique est celui de l'industrie électrique française. Bien qu'elle ait commencé par une définition vague de son produit (l'électricité), elle s'est progressivement transformée en une entreprise mono-produit, l'énergie nucléaire représentant environ les trois quarts de sa production. A l'époque, cela a permis à la France de développer une certaine indépendance en matière d'approvisionnement énergétique, notamment au moment de la crise pétrolière des années 1970 (un bon exemple de système s'adaptant aux menaces de son environnement).
Mais son organisation interne, sa culture, ses croyances, se sont imprégnées du dogme de l'énergie nucléaire. Et ce qui était autrefois un atout se transforme aujourd'hui en un énorme handicap, tant financier qu'environnemental. Avec la réévaluation des coûts de maintenance et de démantèlement, il devient évident que la société a largement sous-estimé les coûts de ses opérations.
Mais, captive de son propre modèle, elle continue à essayer, par exemple, de développer une centrale nucléaire au Royaume-Uni, malgré les preuves que cela aggravera sa situation financière. Une étude récente commanditée par le gouvernement suggère même que la France devrait continuer à construire des réacteurs nucléaires au rythme de six par décennie6 si elle veut conserver ses connaissances et son expertise en matière de technologie nucléaire, même si un nombre croissant d'analystes économiques confirment que "l'énergie nucléaire est morte".
Et comme si cela ne suffisait pas, depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima, la sécurité des centrales nucléaires européennes fait l'objet d'un examen approfondi, qui montre que les centrales plus anciennes sont plus exposées au risque de défaillance ; pour reprendre les termes d'une personnalité du secteur, "l'Europe est désormais plus exposée au risque de catastrophe nucléaire".
Mais que fait-on pour atténuer ces risques financiers et environnementaux ? Pas beaucoup. Parce que l'industrie s'est sur-identifiée à l'énergie nucléaire comme sa raison d'être (échangeant ainsi les résultats pour les résultats) et a organisé un système rigide pour la cristalliser, elle est maintenant piégée dans un récit super-égoïste qui n'inclut pas les preuves du principe de réalité.
Dans son article "Turning a blind eye", le psychanalyste John Steiner (1985) explique comment, dans la tragédie Œdipe de Sophocle, le chœur, dès le début, dit la vérité aux protagonistes et aux spectateurs, mais c'est comme si tous choisissaient de fermer les yeux, de faire semblant de ne pas savoir. L'aveuglement d'Œdipe à la fin de la tragédie est une interprétation de ce processus qui consiste à ne pas vouloir affronter la réalité que nous savons avoir contribué à co-créer.
Alors pourquoi continuons-nous à fermer les yeux ? Quelle est la fonction de ce comportement dysfonctionnel ? C'est sans doute pour nous protéger de l'angoisse écrasante d'avoir créé une situation dont nous savons qu'elle nous mènera à la catastrophe, mais dont nous ne sommes pas sûrs de savoir comment nous en sortir. Mais peut-être plus important encore, regarder ce que nous avons contribué à co-créer et reconnaître notre rôle déclencherait en nous un grand sentiment de culpabilité et de honte, si fort que nous craindrions de ne pas pouvoir survivre.
Toutefois, comme l'indique Gordon Lawrence (2005) dans son article intitulé "Totalitarian Mental States in Institutions", "le paradoxe est que ce type de défense sociale contre l'anxiété psychotique et, bien sûr, la pensée, favorise les conditions d'apparition de la psychose que l'on craint".
Le déni, le fractionnement et la défense ont joué un rôle utile dans notre développement, mais ils constituent désormais une menace pour notre survie même, car ils nous maintiennent coincés dans la création d'un monde dont nous savons, inconsciemment mais aussi consciemment, qu'il n'est pas propice à une vie plus grande.
Nommer sa propre contribution au problème : du business basé sur le déni à une économie régénératrice
Article publié sur "Organizational and Social Dynamics" (en anglais)
Abstract
Dans cet article, nous explorons un ensemble de dynamiques organisationnelles et sociales à l'œuvre dans le monde des affaires : le déni et le reniement du rôle que nous jouons dans la co-création du monde dans lequel nous vivons ; et le clivage nécessaire pour nous protéger de la culpabilité et de la honte que le fait de reconnaître notre rôle libérerait.
Nous commençons par explorer le clivage winnicottien entre le "faux moi" et le "vrai moi". Nous nous aventurons ensuite dans de nouveaux territoires, en explorant le déni, le reniement et la scission qui sont nécessaires dans l'économie "business as usual" pour que les affaires continuent et pour éviter de reconnaître leurs impacts dégradants sur la société et les écosystèmes, créant, pour paraphraser Winnicott, une scission entre un "faux monde" et un "vrai monde".
Les organisations traditionnelles ont eu tendance à structurer cette scission de manière formelle par le biais de défenses organisationnelles, mais elles risquent aujourd'hui d'être inondées par leurs parties dissociées. Nous nous demandons alors ce qui peut être fait pour commencer à aborder notre impact de manière véridique, et contribuer au passage d'une économie dégradante à une économie régénératrice. L'importance de contenir et de travailler sur la culpabilité et la honte que cela pourrait générer est explorée, ainsi que les notions de raison d'être et de leadership intentionnel.
Mots clés : psychodynamique des systèmes, systèmes sociaux, changement organisationnel, leadership, défenses.
Lors d'une récente émission de radio, un écologiste français de premier plan a résumé la situation : "Je pense qu'il vaut mieux conduire sa vieille voiture diesel pour aller travailler si l'on travaille dans une ferme biologique que d'être fier de se rendre au travail à vélo si l'on travaille en fait pour Monsanto." En disant cela, il a mis en lumière l'un de nos points aveugles collectifs de longue date : nous cocréons le monde dans lequel nous vivons, non seulement par nos actions en tant que citoyens et consommateurs, mais aussi (et peut-être surtout) par nos propres contributions aux impacts que l'organisation pour laquelle nous travaillons a, directement ou indirectement, sur le monde.
En d'autres termes, nous avons peut-être passé trop de décennies à nous concentrer sur les compétences professionnelles et les trajectoires de carrière (résultats), alors qu'une question plus fondamentale a peut-être été laissée de côté : quel monde aidons-nous notre organisation à co-créer (résultats) grâce à ces compétences professionnelles et à la carrière que nous y investissons ?
Dans cet article, nous allons explorer les dynamiques conscientes et inconscientes à l'œuvre lorsque, à travers les rôles que nous assumons dans les organisations, nous contribuons à façonner le monde dans lequel nous vivons, ainsi que les leviers dont nous disposons pour aligner ces actions sur notre intention.
Faire éclater la bulle
Michael est un homme d'une quarantaine d'années, qui a étudié dans l'une des meilleures écoles de commerce de France et qui se dirigeait vers une carrière prometteuse. Tout au long de son enfance, on lui a dit, comme à la plupart d'entre nous, combien des études réussies étaient importantes - la clé d'une carrière épanouissante, de la réalisation de tout son potentiel.
Lorsqu'il a obtenu son diplôme de la prestigieuse école de commerce, Michael s'est vu proposer plusieurs emplois alléchants. Il opte pour l'une des trois grandes entreprises pharmaceutiques, et ce pour plusieurs raisons : tout d'abord, la mission globale de l'entreprise correspond à son altruisme ; contribuer à la santé de la population mondiale et résoudre certains des plus grands problèmes de santé est une quête qui vaut la peine d'être entreprise.
Les énormes ressources de l'entreprise signifiaient également que beaucoup de choses seraient possibles, et que l'audace et la créativité seraient non seulement encouragées, mais également accompagnées des moyens d'action appropriés. Enfin, rejoindre une entreprise aussi importante et internationale signifiait entrer dans un domaine dans lequel sa propre carrière pourrait se développer et s'épanouir.
Au fil des années, Michael a été tout naturellement identifié comme un "haut potentiel" par le département de gestion des talents de l'entreprise, et s'est vu offrir plusieurs opportunités de carrière, y compris des postes de direction à l'étranger, où il a pu, à chaque fois, confirmer son potentiel pour devenir, un jour, l'un des cinquante premiers cadres de l'entreprise.
Douze ans après son entrée dans l'entreprise, Michael décide cependant de la quitter. Pas pour un concurrent, avec un salaire plus élevé et des perspectives de carrière encore plus grandes. Pas parce qu'il en avait assez du secteur de la santé et voulait explorer une autre industrie. Non, Michael a démissionné et a décidé de lancer une entreprise qui, bien qu'elle soit dans le même domaine que son précédent emploi, était l'antithèse de ce qu'il avait fait: il a quitté l'un des Big 3 pour lancer une entreprise de produits de santé naturels.
L'histoire de Michael en illustre beaucoup d'autres en ce début de vingt-et-unième siècle. Au cœur de celle-ci, nous trouvons un schéma récurrent, dans lequel de brillants diplômés, pleins de potentiel, choisissent de démissionner d'une carrière prometteuse non pas pour un emploi mieux rémunéré ou offrant plus de perspectives, mais pour quelque chose de tout à fait différent. En d'autres termes, ils quittent non seulement leur emploi, mais aussi le paradigme même dans lequel la carrière leur a été "vendue", afin de trouver quelque chose qui n'existe pas dans ce paradigme actuel et qui ne peut exister que dans un nouveau.
Développement de carrière et fractionnement
La plupart d'entre nous - et très certainement Michael - se sont vus poser tout au long de leur enfance l'éternelle question : "Que veux-tu être/faire quand tu seras plus grand ?". Sans aucun doute, cette question était censée être utile, pour nous permettre de puiser en nous une vision de ce à quoi pourrait ressembler notre vie d'adulte - nous aidant ainsi à identifier le type d'études que nous pourrions devoir entreprendre pour réaliser cette vision. Bien entendu, cette question de visualisation a également servi de contenant à l'anxiété de nos parents, en les rassurant sur le fait que leur progéniture allait effectivement "faire quelque chose de sa vie", mais en leur donnant également l'occasion de recadrer la vision afin d'aider leur enfant à "viser plus haut".
Dans ce contexte, au cours des dernières décennies, les enfants ont pensé en termes de professions et d'industries : être médecin, infirmière, enseignant, travailler dans une banque, dans la finance, être consultant ..... Dans leur inconscient et celui de leurs parents (et plus largement de la société), ces professions et ces secteurs d'activité étaient porteurs de certaines valeurs, et servaient de marqueurs de réussite, à la fois aux yeux de leur entourage (sources de gratification externes) mais aussi en termes de réussite financière.
Dans son article "Les 'hauts potentiels' et le 'faux-self'", Maryse Dubouloy (2006) explique l'impact qu'une telle construction de son avenir possible a sur l'individu une fois qu'il est confronté à la réalité de l'environnement de travail. En s'appuyant sur les travaux de Winnicott, elle suggère que, très tôt, afin de s'assurer l'amour et le regard positif de leurs parents, les enfants vont surdévelopper les capacités, les attitudes et les comportements qu'ils sentent les plus appréciés par leurs parents, au risque de laisser d'autres parties d'eux-mêmes en sommeil, ou du moins sous-développées. Ce faisant, ils développent un "faux moi" qu'ils présentent au monde et cachent dans leur propre inconscient (par un processus de scission) ce qu'ils sont vraiment, c'est-à-dire leur "vrai moi".
Après avoir travaillé avec des dizaines de ces managers à haut potentiel, Dubouloy a commencé à identifier un schéma selon lequel, après de brillantes études et d'excellents débuts dans leur carrière, ces hauts potentiels traversent souvent une profonde crise intérieure lorsqu'ils sont confrontés à un événement jusqu'alors inhabituel pour eux : un échec cuisant, tel qu'un contrat perdu, une promotion manquée ou un licenciement.
Pour la première fois, leur moi suradapté ne peut plus les "sauver", il ne peut plus leur apporter la gratification qu'ils ont constamment recherchée, ce qui leur donne un immense sentiment de vide et de dévalorisation. Sans s'en rendre compte, ils se heurtent au gouffre entre leur faux et leur vrai moi, entre les fausses promesses de sécurité narcissique d'une part, et les possibilités illimitées d'être ce qu'ils sont vraiment, ce qui, à ce moment précis, n'est pas du tout libérateur mais plutôt oppressant et persécuteur.
L'histoire de Michael trouve de nombreux échos dans l'œuvre de Dubouloy, mais elle offre une nouvelle dimension et une nouvelle perspective sur le gouffre. Les fausses promesses et le développement d'un faux self sont en effet présents ici aussi. Il ne fait aucun doute que Michael a bien réussi à l'école, qu'il s'est battu pour entrer dans l'une des meilleures et des plus prestigieuses écoles de commerce de France et qu'il a choisi de travailler dans une grande entreprise multinationale de renommée internationale, parce que cela correspondait aux attentes de sa famille et incarnait ce à quoi ressemble la réussite dans la société.
Au niveau inconscient, Michael a très probablement opéré une scission de son moi entre un vrai et un faux moi, s'assurant inconsciemment que son personnage public correspondait aux attentes extérieures (lui procurant ainsi une gratification extérieure) tout en supprimant son vrai moi de son expérience consciente.
Par conséquent, la démission de Michael pourrait bien être liée à un désir de laisser émerger son vrai moi, bien que les données ne correspondent pas entièrement à ce que Dubouloy a indiqué comme étant les déclencheurs habituels d'un tel bouleversement interne : La décision de Michael n'a pas été prise à la suite d'une crise provoquée par un échec ; il n'a pas perdu une promotion, ni un contrat, ni quoi que ce soit de ce genre. Se pourrait-il que quelque chose d'autre soit à l'œuvre ici ?
En réexaminant les données, on constate que la décision de Michael a été prise lorsqu'il a commencé à prendre conscience de l'impact de l'industrie pharmaceutique sur le monde, et donc de sa propre contribution à cet impact. En tant que directeur du marketing, son travail consistait à s'assurer qu'un nombre croissant de clients achètent les médicaments de l'entreprise. L'augmentation des ventes était donc un indicateur clé du succès. Cependant, à la même époque, des recherches ont commencé à montrer que l'utilisation croissante d'antibiotiques était en fait l'une des causes fondamentales des microbes résistants aux antibiotiques.
D'une certaine manière, plus il aidait à vendre des antibiotiques, plus il contribuait à développer des microbes résistants aux antibiotiques. Il a également découvert, lors d'une conférence de l'industrie pharmaceutique, que sur l'ensemble des médicaments produits par toutes les entreprises pharmaceutiques, environ 15 % étaient plus efficaces que les placebos, tandis que les 85 % restants produisaient, bien entendu, beaucoup plus d'effets secondaires que les placebos.
Lentement mais sûrement, Michael s'est également rendu compte que le modèle économique de l'industrie pharmaceutique exigeait que les gens soient malades pour fonctionner ; l'énoncé de mission qui l'avait initialement attiré dans l'entreprise (contribuer à la santé de la population mondiale) reposait en fait sur sa face cachée : exiger que les gens soient malades. La promotion de la santé n'était donc pas attendue, car elle risquait de mettre l'entreprise en faillite.
À tel point qu'un jour, en tant que directeur du marketing, on lui a demandé de contribuer à trouver un moyen de vendre une molécule que le département R&D avait découverte, mais pour laquelle il n'existait aucune maladie connue. Ils ont fini par trouver des comportements non pathologiques largement liés entre eux, qu'ils pouvaient ensuite regrouper sous forme de syndrome, afin de les présenter plus tard comme une maladie. Comme il le dit lui-même, "nous sommes entrés dans la réunion avec une molécule, et nous sommes repartis avec une maladie".
En d'autres termes, ce qui est vraiment ressorti pour Michael après douze ans de travail, ce n'est pas seulement le dédoublement qu'il a dû opérer pour "réussir" aux yeux des autres et de son faux self, mais, peut-être plus profondément encore, le dédoublement qu'il a dû faire de l'impact qu'il avait lui-même sur le monde en mobilisant ses aptitudes et ses compétences au service de son entreprise. J'utilise l'expression " encore plus profond " car, à bien des égards, le dédoublement de l'impact que nos actions professionnelles ont sur le monde n'est pas seulement une dynamique intrapsychique ; c'est aussi, et peut-être d'abord, une dynamique sociétale.
Il est induit par le paradigme même dans lequel la plupart d'entre nous sont invités à s'imaginer professionnellement, à la question "que voulez-vous faire/être quand vous serez plus vieux ?", plutôt que "à quoi voulez-vous contribuer quand vous serez plus vieux ?". Un paradigme qui valorise intrinsèquement la progression de carrière sans s'interroger (et encore moins évaluer) l'impact que ces responsabilités professionnelles croissantes finissent par avoir sur le monde. Peut-être qu'en déplaçant le cadre de cette manière, on pourrait obtenir d'énormes transformations.
Incarner à la fois le bon et le mauvais object dans la Régénération
Le changement sociétal et organisationnel qui nous est demandé est sans précédent ; il ne peut plus s'agir d'améliorer le paradigme capitaliste actuel basé sur une croissance économique infinie (même si nous l'appelions croissance verte, ou croissance durable), et doit découler d'une innovation du paradigme même par lequel nous pouvons penser, puis incarner, ce changement radical. Pour de nombreux aspects, la régénération (LES 6 PRINCIPES) nous semble la mieux adaptée à ce nouveau paradigme pour le 21e siècle.
Enracinée dans la sagesse des principes écosystémiques que nous pouvons observer dans la nature, la régénération, en tant que paradigme, suggère que pour qu'un système prospère, il doit réguler le cycle de la "mort" et le cycle de la "vie". En ce qui concerne le cycle de la "mort", il s'agit de s'assurer que :
- Nous désinvestissons nos énergies des modèles organisationnels ou sociétaux qui ne peuvent plus perdurer à l'avenir (par exemple, les transports à base de pétrole).
- Nous accompagnons la mort de ce dont nous devons collectivement nous défaire (par exemple, le tourisme transcontinental).
- Mais nous protégeons les initiatives prometteuses, d'une mort prématurée due aux dynamiques actuelles qui les auraient autrement détruites (tout comme les ronces protègent le jeune chêne des cerfs affamés jusqu'à ce que le chêne soit assez fort pour résister à leur dévoration) (par exemple, en protégeant les producteurs bios locaux des logiques de l'agrobusiness à grande échelle).
Et pour le cycle de "vie", il suggère que nous :
- Encouragions la vie là où elle tente de s'épanouir (par exemple, en réduisant les taxes et/ou en créant des cadres législatifs spécifiques pour les produits issus de l’agriculture régénérative).
- Augmentions les interactions qui donnent la vie (par exemple, les innovations civiques telles que les assemblées de citoyens).
- Et développions la collaboration et les partenariats (par exemple, Danone et la banque Gramheen qui s'associent pour favoriser la santé et la régénération sociale dans les zones rurales du Bangladesh).
Un concept clé ici est celui de la régulation : la mort doit être aussi présente que la naissance (tout comme dans le cycle de vie des cellules vivantes, où un "défaut de mort" peut entraîner une croissance cancéreuse). Nous avons probablement tous fait l'expérience qu'il est plus facile de commencer quelque chose de nouveau que d'abandonner quelque chose que nous faisons depuis longtemps, et pourtant, si nous n'abandonnons pas, il est peu probable qu'une véritable transformation se produise.
Avec nos clients, cela devient une partie importante de notre travail : leur permettre, à la base du processus U d'Otto Scharmer, de nommer ce dont ils ont besoin de se défaire avant de ‘Présencer’, cristalliser et prototyper le nouveau. Dans un atelier, cela peut prendre la forme d'un engagement que le groupe élabore et accepte d'approuver - même si le travail difficile du laisser-partir, laisser-mourir effectif viendra plus tard, dans les semaines ou les mois qui suivent, lorsqu'ils devront traduire cet engagement de manière opérationnelle et faire face "pour de vrai" aux dynamiques déstabilisatrices de tout processus de transformation.
On pourrait être tenté de penser que, lorsqu'il s'agit d'accepter de laisser partir pour laisser venir, les organisations chrétiennes ont plus de facilité ; en effet, au cœur de leur Foi, le Mystère Pascal (la mort et la résurrection de Jésus) fournit un cadre merveilleux pour trouver un sens à ce qui nous est demandé : d'accepter de laisser partir, de laisser mourir, avant de laisser venir, de laisser vivre, et de le faire dans la confiance - voire dans la foi - que même si nous ne savons pas ce que sera le "nouveau", c'est en laissant partir ce qui ne peut plus continuer dans le futur que nous créons l'espace pour que le "nouveau" puisse naître.
Dans notre expérience de travail avec les congrégations religieuses, il est vrai que le Mystère Pascal est, indéniablement, d'une grande aide pour elles quand il s’agit d’entrer dans ce territoire de "nommer" ce qui doit mourir, et de prendre l'engagement nécessaire pour le laisser-partir. Pourtant, nous avons également remarqué que la traduction d'un tel engagement en une réalité opérationnelle est souvent assez difficile - un peu comme la plupart d'entre nous, comme mentionné ci-dessus.
Comment cela se fait-il ? Peut-être que la psychodynamique du mystère pascal peut nous aider à mieux le comprendre.
L'aspect central du mystère pascal est assez simple : se fiant à la volonté de Dieu, Jésus accepte de mourir sur la croix et ressuscite le troisième jour, témoignant ainsi qu'après la mort vient une vie nouvelle. Pour tous les chrétiens du monde, cette dynamique est le cœur même de leur foi. En d'autres termes, cette dynamique devait se produire, car c'est dans son déroulement que le mystère de Dieu est révélé.
Pourtant, en tant qu'êtres humains, à travers les siècles, nous avons souvent été tentés de considérer certains des personnages de cette dynamique comme "l'ennemi", comme "le mal" - comme si, sans leur intervention, Jésus aurait pu continuer à vivre et à accomplir ses miracles sur Terre.
Mais la foi chrétienne elle-même indique le contraire : c'est en mourant au moment où il l'a fait, et de la manière dont il l'a fait, que Jésus a révélé le mystère de Dieu à l'humanité. En d'autres termes, il devait être trahi, jugé, condamné à mort et crucifié, car sans cela, le mystère de la résurrection (de la vie après la mort) n'aurait pas pu être révélé.
L'implication de ceci est que tous les personnages de ce drame sont essentiels, et ont un rôle pour que le Mystère Pascal puisse se déployer. Judas, le traître ; les grands prêtres, qui veulent se débarrasser d'un rival ; Ponce Pilate, le gouverneur romain, qui "se lave les mains" de l'affaire, condamnant ainsi Jésus ; Jésus lui-même, bien sûr, qui incarne le bien qui mourra néanmoins ; et aussi les témoins, à commencer par Marie-Madeleine, puis les apôtres, qui peuvent douter mais finissent par se rallier à l'évidence de la vie qui a traversé la mort. Le mystère pascal est donc une histoire dynamique, le résultat de l'interaction de tous ces personnages, et non l'histoire d'une seule personne.
Qu'est-ce que tout cela a à voir avec la régénération organisationnelle et sociétale, pourriez-vous (à juste titre !) demander ? Eh bien, quelle que soit votre foi, et même si vous êtes athée, cette histoire reste fondatrice pour de nombreuses civilisations, et elle peut contribuer à éclairer ce qui peut parfois nous empêcher de nous engager dans une régénération organisationnelle ou sociétale réussie, principalement en soulignant les différents rôles qui doivent être assumés, joués, interprétés dans ce qui doit essentiellement être un ensemble d'interactions dynamiques entre ces rôles.
Prenons l'exemple des transports à base de pétrole. Il ne prendra pas fin si nous nous engageons à le faire - que nous soyons les utilisateurs qui en profitent actuellement, les constructeurs automobiles qui veulent s'aligner sur les objectifs climatiques, les compagnies pétrolières qui proposent de passer aux énergies renouvelables, ou le gouvernement qui sent le vent tourner (pardonnez le jeu de mots).
Il faudra que des personnes jouent le rôle du mauvais objet, de ceux qui sont considérés comme des grands prêtres conspirant pour tuer ce qui est bon (appelés les Amish par le président français il y a quelque temps) ; il faudra un traître, un Judas - peut-être un constructeur automobile ou une compagnie pétrolière rompant les rangs du comportement attendu ; un gouvernement acceptant de condamner à mort le transport à base de pétrole tel que nous le connaissons ; et aussi des témoins de la nouvelle vie qui est possible au-delà du transport à base de pétrole.
D'un point de vue psycho-dynamique, cela signifie que pour qu'une régénération réussie ait lieu, plusieurs rôles de mauvais objets doivent être assumés, et donc plusieurs personnes doivent accepter de se proposer pour les assumer - même si cela signifie être dénigré et insulté pendant des semaines, des mois ou des années. En d'autres termes, ce que le mystère pascal suggère, c'est que la régénération ne se fait pas "gentiment", en mettant tout le monde d'accord sur le fait que c'est une bonne idée, ou qu'elle peut être douloureuse mais que nous la supporterons de manière adulte et harmonieuse.
La régénération exige que certaines personnes endossent le rôle de "méchants" et soient considérées comme celles qui condamnent à une mort injuste - c'est le prix à payer pour le déploiement si nécessaire d'une nouvelle vie.
Bien entendu, l'intention ici n'est pas d'excuser les comportements violents ou abusifs, sous prétexte qu'ils seraient au service de la régénération. Le comportement actuel d'Elon Musk, insouciant et peut-être sociopathe, dans sa gestion de son nouveau jouet "Twitter", n'a rien à voir avec la régénération, et ressemble plutôt aux résultats d'une pulsion mégalomane indomptée.
L'intention est plutôt d'encourager ceux dont le rôle est de prendre des décisions, de suivre ce que le discernement collectif indique et d'agir réellement en prenant des décisions suivies d'une mise en œuvre effective. La régénération l'exige - et nous ne pouvons pas tous être Jésus, le gentil de l’histoire !
Le processus U en accéléré
Le processus U d'Otto Scharmer fêtera bientôt son 20ème anniversaire, et il va sans dire qu'il a eu un impact incroyable et transformateur sur tant de personnes et d'organisations.
Ici, chez Nexus, nous l'utilisons comme toile de fond de notre travail depuis 15 ans ; souvent pour concevoir des ateliers d'un jour ou de trois jours, mais aussi une intervention complète avec un client, s'étendant sur plusieurs mois, où nous pouvons positionner le moment le plus pertinent pour la phase de Presencing, et, sur cette base, construire la phase de Sensing comme un processus pour y parvenir.
Ce qui est, je crois, moins connu, c'est que le processus U est un outil "fractal", que vous pouvez appliquer à n'importe quel événement ou intervention : d'une mission de 18 mois à une réunion d'une heure, ou même un appel téléphonique de 5 minutes. Le processus est toujours le même, et suit la même séquence :
- Sensing
- Laisser partir
- Presencing
- Laisser venir
- Réalising
Ainsi, la prochaine fois que quelqu'un vous appelle, tout paniqué, pour vous dire qu'une pièce clé de votre système de livraison est en panne, plutôt que d'insister pour que votre plan initial soit maintenu (" Je m'en fiche, c'est ce que nous avions convenu, réglez ça ! "), commencez par ajuster votre évaluation de la réalité pour y inclure la situation actuelle (Sensing), laissez partir votre plan précédent, mais aussi votre fantasme ou votre souhait que tout soit sous contrôle, écoutez ce que la situation met en avant comme étant la manière la plus évidente de continuer à réaliser votre raison d'être (Presencing), laissez venir des solutions pratiques pour commencer à avancer, et commencez à les mettre en œuvre dans une approche test-apprentissage-ajustement (Realising).
L'une de mes histoires préférées sur la façon dont le Processus U peut être appliqué pour résoudre des situations complexes en peu de temps, s'est déroulée sous le soleil du sud de la France, où je dirigeais une équipe de 10 consultants pour animer un événement de team-building d'une journée avec une centaine de cadres supérieurs d'une société d'investissement européenne.
Notre client nous avait confié la mission habituelle de veiller à ce que ces cadres supérieurs "produisent" des résultats tangibles et utiles ("c'est très bien de jouer, mais nous sommes là pour travailler aussi !") ET en même temps s'amusent ("c'est censé être un team-building, les gens sont là pour se détendre et s'amuser !"). Pas de contradiction particulière que nous n'avions pas expérimentée auparavant...
Nous avons donc entrepris de concevoir un processus amusant, mais avec des objectifs et des résultats clairs. A l'heure du déjeuner, alors que le World Café du matin s'était très bien déroulé et que l'énergie dans la salle était aussi optimiste qu'on pouvait l'espérer, il était devenu évident que le programme que nous avions conçu pour l'après-midi devait être retravaillé, car le groupe se trouvait dans un espace différent et aurait refusé de s'y conformer. Nous avions une heure pour déjeuner ET réinventer le programme de l'après-midi.
Dans un grand esprit d'inclusion de l'opinion de mon équipe, j'ai suggéré que nous avions 3 options et leur ai demandé laquelle ils préféraient :
- Travailler pendant le déjeuner sur la nouvelle conception
- Travailler sur la refonte, puis déjeuner
- Déjeuner d'abord, puis refaire le design
Surprise, surprise, il y a eu un vote unanime pour la troisième option... ainsi, à la fin du déjeuner, notre temps de travail s'était réduit à ½ heure !
Conscient du défi auquel nous étions confrontés (faire en sorte que 10 facilitateurs très compétents mais différents se mettent d'accord sur la manière de redéfinir un programme en 30 minutes afin de pouvoir retourner affronter une centaine de cadres supérieurs en pleine fatigue d'après déjeuner), j'ai néanmoins décidé de suivre le "U" à la lettre, et j'ai invité mon équipe à faire un tour de parole pour dire comment ils pensaient que la matinée s'était déroulée et quel était, selon eux, l'état du groupe (sentiments, dynamique, attentes, etc.) - en d'autres termes, je les ai invités à commencer par une phase de Sensing. Après tout, notre équipe était très expérimentée dans le processus U, et j'ai supposé qu'elle trouverait, tout comme moi, que c'était la meilleure façon de procéder.
Eh bien, c'était compter sans leur haut niveau d'anxiété... en quelques minutes, 2 ou 3 d'entre eux avaient commencé à partager leurs idées brillantes sur ce que nous devrions faire - brillantes, certes, mais très différentes les unes des autres, et pas toujours compatibles.
Je suis intervenu pour rappeler à tous que nous étions censés nous engager dans une phase de Sensing - et non pas "sauter le U". J'ai donc réitéré ma demande de peindre le tableau du groupe tel que nous l'avions laissé en fin de matinée.
Cela n'a fait qu'augmenter l'anxiété de chacun : "Matthieu, ne sois pas bête, on n'a pas le temps, il faut trouver une solution !".
"Bien sûr, ai-je répondu, et c'est pourquoi je vous demande de rester disciplinés, et de suivre le processus qui, nous le savons tous, peut aider. Maintenant, nous avons perdu 10 de nos précieuses 30 minutes, alors je veux que vous arrêtiez de "sauter le U" et que vous vous mettiez à faire ce "Sensing" ! S'il vous plaît !".
Le silence qui a suivi était probablement un mélange d'anxiété, de colère, d'incrédulité - mais aussi de reconnaissance que nous avions un processus qui pouvait aider et un leader qui ne se laissait pas submerger par l'anxiété du groupe. Les consultants se sont finalement engagés à partager leur point de vue sur la situation du groupe, et 10 minutes après le Sensing, une image claire, partagée et collective de la réalité avait émergé.
Ce que nous devions laisser partir, laisser mourir est devenu évident, et le sentiment de ce que la situation exigeait était palpable dans la pièce, même s'il n'avait pas encore été verbalisé. C'est le territoire typique dans lequel le Presencing se déploie, je devais juste trouver comment aider ce déploiement.
Comme si le temps s'était arrêté sur ce territoire, nous avons passé une demi-minute en silence profond, réfléchi, sans anxiété, où chacun était conscient que nous étions sur une piste, mais qu'essayer de l'attraper trop rapidement risquait de l'effrayer.
La percée est venue de la personne peut-être la plus inattendue de l'équipe : une jeune femme scandinave, qui n'avait rejoint l'équipe que récemment et était plutôt introvertie. Dans ce silence épais, elle a dit : "Et si nous les invitions à créer des solutions aux problèmes qu'ils ont identifiés ce matin en petits groupes thématiques, et que nous leur demandions de les présenter sous forme de recettes de cuisine, de poèmes, de chansons ou de pièces de théâtre ?".
Nous l'avons tous regardée, puis nous nous sommes regardés les uns les autres, et avons souri : "oui, c'est génial, faisons ça !". Il restait 8 minutes avant de reprendre l'atelier.
"Ok, de quoi avons-nous besoin pour que cela se fasse, et qui fait quoi ? Moi, je vais écrire les instructions sur le paperboard ! Et moi, je vais préparer le matériel pour les groupes ! Ok, et nous 3, on va aller réarranger les chaises !".
De retour dans la salle, tout était prêt, réarrangé, et il nous restait même 1 minute et demie. Thank U !
On n’évite pas les conflits – on évite de les travailler !
Que c’est tentant de ne désirer que le printemps, ou l’été : les jours qui rallongent, les plantes qui poussent, la Nature qui s’épanouit. Si tentant que nous oublions souvent qu’il n’y a de vie, dans les écosystèmes, que parce qu’il y a la mort aussi.
De même, dans les organisations où nous travaillons, il est tentant de privilégier les bonnes relations ; de préserver une certaine harmonie dans le groupe ; d’éviter les conflits. A nouveau, c’est oublier que les relations humaines, surtout au travail, ne peuvent pas être seulement harmonieuses ; que les conflits font partie de la relation. Et j’irai même plus loin : que les conflits peuvent avoir une fonction positive, nécessaire, et porteuse de vie dans les relations – qu’il n’est pas juste de leur assigner seulement une dimension négative.
Petite explication…
Dans une entreprise que j’accompagne, Thierry, cadre supérieur rattaché à la direction commerciale, a commencé sa carrière dans « la boite » il y a 25 ans. C’est de loin le plus ancien, même s’il n’a jamais vraiment percé dans sa carrière. Mais, petit à petit, il s’est construit un univers agréable – pour lui : longues pauses déjeuner, notes de frais extensives, fixation à posteriori de ses objectifs annuels, blagues sexistes, etc. Au fil des années, aucun de ses managers ne l’a vraiment interpelé, et ce pour plusieurs raisons :
- Thierry est un « beau-parleur », il sait bien plaider sa cause et a toujours une bonne excuse
- Ses écarts sont, certes, reprochables, et pourraient – devraient, de fait – donner lieu à une réprimande, un avertissement, voire un blâme de sa ligne managériale ; mais aucun, en soi, n’est à ce point grave. C’est plutôt leur effet cumulé qui devient problématique
- Thierry est un proche ami du représentant syndical au sein du département, qui n’hésiterait pas à monter sur ses grands chevaux s’il sentait que Thierry était victimisé
Donc personne n’a jusqu’ici interpelé Thierry. La peur du conflit, entre autre chose, a jusqu’ici paralysé ses managers, qui ont préféré garder l’harmonie dans le groupe. Sauf que …
Sauf que l’harmonie n’est que de façade ; car nombre de salariés, qui travaillent avec lui, ne sont pas dupes, et voient bien que Thierry ne respecte pas les règles qu’eux, par ailleurs, sont sommés de respecter – et auxquelles ils adhèrent pour le bon fonctionnement du collectif. Et sous le vernis de l’harmonie, il y a pas mal de ressentiment.
Pourtant, le conflit avec Thierry, dans cette situation, serait au contraire porteur de vie, et non destructeur. Ou plus précisément : l’explicitation du conflit – et le travail à sa résolution – serait porteur de vie, car pour l’instant le conflit existe, mais de manière implicite, non admise, et non travaillée. Il est créé par une personne qui enfreint les règles, challenge les frontières collectives ; ne pas le challenger en retour n’est pas un évitement du conflit, c’est éviter de travailler le conflit. Travailler le conflit – œuvrer à une transformation qui ramène les acteurs organisationnels à l’intérieur des frontières du collectif – c’est faire revenir la vie dans le système, car c’est faire revenir la confiance dans le collectif, dans les règles qu’on se donne et les valeurs qui les sous-tendent ; c’est montrer que le système est capable de se réguler, de retrouver son équilibre.
D’un point de vue des théories organisationnelles, travailler le conflit en interpelant Thierry, c’est ce qu’Agyris et Schon appelleraient réduire l’écart entre les valeurs déclarées et les valeurs agies. Cet écart est mortifère dans les organisations, alors que leur alignement est source de sens, de confiance et donc de motivation.
D’un point de vue psychodynamique, on pourrait dire que le surinvestissement des managers de Thierry à rester le « bon objet », c’est-à-dire le manager apprécié, aimé – parce qu’il ne fait pas de vagues et ne m’empêche pas de faire ce qui bon me semble ! – a permis à ce dysfonctionnement de s’installer. Dit autrement, leur refus d’endosser le rôle du « mauvais objet » - de celui qui contrarie la poursuite égocentrée de mon propre bonheur – est coresponsable, avec Thierry, de l’enlisement de cette situation dysfonctionnelle.
D’un point de vue écosystémique, et plus particulièrement, en référence à notre modèle des 6 principes de la Régénération, c’est le cycle de la mort qui, ici, n’a pas été bien géré. A la fois en continuant à laisser de l’énergie nourrir un comportement qui devait mourir (Principe #1 du modèle) ; mais aussi parce que ce comportement était une attaque à la vie (Principe #3), qu’il fallait tenter de réduire pour préserver les dynamiques régénératives de l’organisation.
Il y a un an, Marc, le nouveau DG du département, a décidé de recadrer Thierry. Il lui a donné 3 mois pour remettre de l’ordre dans son comportement. Le reste des salariés ont dit : enfin ! Thierry s’est alors mis en arrêt maladie, trop choqué apparemment par le comportement de son patron.
Marc est-il un expert des théories organisationnelles ? Des psychodynamiques de groupe ? Du fonctionnement des écosystèmes naturels et du souffle régénérateur qui les traverse ?
Pas qu’il le sache ; pour lui, c’est une question de bon sens : quand un collectif se donne des règles, et qu’une personne les enfreint régulièrement au fil des ans, c’est à celle ou celui dont le rôle est investi de cette autorité de le sanctionner.
Et c’est peut-être cela, la morale de cette histoire : en voulant éviter de « blesser », de créer des tensions, tous les managers précédents de Thierry n’ont fait que construire les fondations d’une situation beaucoup plus traumatique pour tout le monde maintenant. L’autorité, et l’exercice de cette autorité dans son rôle, n’est pas quelque chose d’abusif, bien au contraire – c’est ce qui régule la vie. S’en cacher, sous prétexte d’éviter de blesser l’autre, c’est construire les bases d’un dénouement beaucoup plus violent, plus blessant.
La Nature, elle, le sait : elle n’investit pas d’énergie dans ce qui doit mourir.
Pâques et la régénération
Dans la tradition chrétienne, Pâques est la plus importante de toutes les fêtes - plus importante que Noël lui-même. Pourquoi ? Parce que c'est à ce moment-là que la résurrection se révèle ; c'est à ce moment-là que nous découvrons que la mort n'est pas la fin, mais seulement un passage vers une vie renouvelée.
Que l'on choisisse ou non d'avoir foi en cette tradition chrétienne, Pâques est un phénomène particulièrement éclairant, pour la vie et la transformation des organisations, mais aussi pour les défis sociétaux auxquels nous sommes confrontés en ce XXIe siècle. Deux aspects de ce phénomène sont particulièrement importants, je crois : le "mystère pascal" et la "kénose" en tant que processus. Examinons-les tous les deux.
Le "mystère pascal" (une autre façon de dire "le mystère de Pâques") est précisément ce qu'il dit : un mystère dont on a été témoin, où Jésus meurt et, après trois jours, ressuscite : c'est-à-dire qu'il est vivant d'une manière nouvelle/renouvelée. Encore une fois, le but ici n'est pas de convertir le lecteur à une tradition de foi particulière, mais plutôt de l'aider à entrer dans le symbolisme profond du phénomène pascal. Tout d'abord, la séquence de l'événement : d'abord la mort, puis la vie renouvelée. En d'autres termes, pour que la vie nouvelle puisse surgir, certaines choses doivent d'abord mourir. En termes de transformation organisationnelle, cela signifie qu'avant de trouver de nouvelles idées, de nouvelles façons de faire les choses - de nouvelles solutions - nous devons d'abord nous défaire de ce qui ne peut plus continuer à l'avenir. C'est dans cet ordre que le processus devrait se dérouler (tout comme il le fait, en fait, dans la théorie U d'Otto Scharmer) : d'abord nous laissons partir, puis nous laissons venir.
Pensons un instant à la manière dont cela s'applique à certaines des questions clés relatives à la transition écologique et à la préservation de la biodiversité : il s’agit de fixer d'abord un objectif, une date limite pour la fin des énergies fossiles (en fonction de ce que la planète peut supporter, par exemple "garder toutes les réserves actuelles de pétrole dans le sol"), puis nous développons les processus (et la technologie si nécessaire), pour effectuer la transition vers cet objectif. Nous disons d'abord que nous arrêtons le glyphosate parce qu'il détruit nos écosystèmes (et notre santé), puis nous mobilisons l'intelligence collective pour y parvenir.
CE N'EST PAS L'INVERSE ! On ne peut pas dire "attendez, développons d’abord la technologie, les alternative, apprenons d’abord à nous en passer, etc." - car si on fait comme ça on n’y arrivera jamais, tant ces modes de productions nous ont colonisés.
Ensuite, au-delà de nous rappeler l'ordre des choses (la mort puis la vie), le mystère pascal nous rappelle que c'est un mystère : on ne sait pas exactement comment ça marche, on ne peut pas l'analyser, décomposer chaque étape de manière réductrice - il faut juste avoir confiance que c'est ainsi que la vie se déploie, à travers des cycles de mort, et de renaissance. Mais pour que la nouvelle vie puisse se manifester, nous devons d'abord laisser partir l'ancienne ; nous devons lui faire de la place pour qu'elle s'invite à la table. Si la mort ne vient pas d'abord, si l'on ne fait pas de place, comment le nouveau peut-il se déployer ?
Le deuxième aspect de Pâques qu'il est très intéressant d'approfondir pour réfléchir à la transformation organisationnelle et sociétale - ou, en fait, à la régénération - est un processus spirituel appelé "kénose", qui signifie "dépouillement de soi". C'est ce que Jésus fait, littéralement, sur la croix, à travers son cœur transpercé - et c'est ce cœur transpercé qui devient une source d'amour, et de générativité, pour le monde.
Mais d'une certaine manière, ce dépouillement commence bien plus tôt dans la vie de Jésus, alors qu'il s'ouvre de plus en plus à l'acceptation de la volonté de Dieu, pour laquelle la mort, menant à la résurrection, est un point central. La kénose, pour citer Cynthia Bourgeault, est plus que le renoncement à quelque chose de cher ; c'est plutôt la volonté de laisser les choses aller et venir sans s'y accrocher.
Qu'est-ce que tout cela a à voir avec la transformation organisationnelle et sociétale, me direz-vous ? Eh bien, tout ! Car c'est le fait de s'accrocher aux choses (possessions, rôles, pouvoir, etc.) qui nous maintient dans des schémas qui deviennent rapidement destructeurs pour nous. C'est donc le paradoxe de notre société moderne que le mystère pascal et la kénose révèlent : lorsque nous investissons de l'argent, du temps, de l'énergie pour soutenir des modes de fonctionnement et des modes de relation qui sont en fait toxiques pour nous, nous sommes sûrs de finir par une mort douloureuse et désolante. Mais lorsque nous nous vidons de toutes les choses auxquelles nous nous sommes accrochés, mais dont nous savons maintenant qu'elles nous sont nuisibles, lorsque nous laissons partir et mourir ces choses qui ne peuvent plus continuer à l’avenir, lorsque nous choisissons, par conséquent, de nous engager dans un type de mort qui donne la vie, alors nous trouverons de nouvelles façons de travailler, d'opérer, d'entrer en relation, qui sont beaucoup plus vivifiantes ; qui apporteront la régénération à nous-mêmes, à nos équipes et à nos organisations.
Alors, que nous soyons juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, hindous, athées, ou autre, accueillons le symbolisme de Pâques avec un cœur ouvert : pour que nos organisations, et nos sociétés, s'engagent dans la régénération qu'elles appellent de leurs vœux, engageons-nous dans la nécessaire kénose, la "soustraction" dont parle Leidy Klotz, en laissant partir ce qui ne peut plus continuer à l’avenir, afin de faire de la place pour le "nouveau qui essaie de naître". C'est ce que nous, chez Nexus, aidons nos clients à faire.
Dialogue génératif: les 4 champs de la conversation
Plus connu pour sa "Théorie U", Otto Scharmer a également beaucoup travaillé sur le dialogue, avec son collègue du MIT Bill Isaacs. Avant la "Théorie U", il a développé une matrice très utile pour cartographier les différents champs conversationnels dans lesquels nous pouvons nous trouver.
Pour lui, ces champs sont au nombre de 4 :
- Champ n°1 : Parler gentiment. Ici, nous maintenons l'harmonie dans le groupe, mais au détriment de l’exploration des vrais problèmes.
- Champ n°2 : Parler durement : nous tombons dans le débat et ne parvenons pas à résoudre les problèmes, en essayant principalement de prouver que nous avons raison et que l'autre a tort.
- Champ n°3 : Dialogue réflexif : l'écoute prend le dessus, et les individus peuvent commencer à partager leurs points de vue, sans se sentir jugés ni essayer de convaincre les autres.
- Champ n°4 : dialogue génératif : c'est là que le sens circule vraiment, que le dialogue dépasse les conversations interpersonnelles pour entrer dans une véritable expérience collective de création de sens, de découverte et de transformation.
Dans cette courte vidéo, Matthieu Daum présente plus en détail ces 4 champs de dialogue, en soulignant ceux qui sont les plus susceptibles de répéter les schémas du passé, ceux qui ont le plus grand potentiel de transformation - et comment éviter les premiers et favoriser les seconds.